David Lan-Bar vu par … André-Pierre Arnal

 

Le texte qui suit a pris naissance dans ce premier regard sur une toile de Lan-Bar : impression immédiate d'intense vérité, de justesse plastique et de force révélée.

Certains êtres ont toutes les bonnes raisons de ressentir le destin comme injuste, avec qui ou contre qui la violence, la lutte avec anges et démons est quotidienne.

Pour ceux qui n'ont pas quitté leur lieu de naissance, il est toujours fascinant d'observer ces vies déplacées sous la main terrible des dieux : de Moïse à Ulysse les exemples abondent. Aujourd'hui les voyages, l'exil et la recherche d'un " lieu où reposer sa tête " sont monnaie courante.

Lan-Bar quitte sa Pologne natale où sévit un antisémitisme catholique, primaire et violent. Il arrive en Palestine : il a vingt-deux ans. Il va se heurter aux Anglais, protestants et colonisateurs. Pendant la guerre et tout juste après ses portraits peuvent se comparer - quant au thème de la persécution - aux Otages de Fautrier. L'état d'Israël douloureusement accouché, à peine reconnu, voilà qu'il part à nouveau pour trouver dans le Paris d'après-guerre le milieu de l'art où les coups sont plus sournois encore, plus insidieux et traumatisant en profondeur.

Comment ne pas lire ses tableaux comme les traces, toile sur toile, de ses combats, de sa défense passive et active, de son salutaire besoin de survie par l'épée pourfendant la couleur, superposition du labyrinthe de son destin par les coups répétés de sa lame, de son énergie.

Certains critiques ont souvent associé son art à celui de quelques peintres de son époque : on n'échappe ni à sa biographie ni à la peinture de son temps. Il est vrai aussi que la sensibilité artistique de l'après-guerre européen et occidental est à la gravité et toute cette explosion d'un expressionnisme, abstrait lyrique ou méditatif n'est qu'un vaste repli sur soi - peut-on faire autrement après le traumatisme des deux guerres mondiales ? - où le combat continue, cette fois, contre soi-même.

Cette flagellation systématique et réitérée de la couleur que Lan-Bar nous donne à voir est bien le signe de la recherche sacrée de l'être dans le champ clos de lui-même, pourchassé-pourchassant, dévoré par l'idée de perfection, de sublime et conscient de ses tristes limites.

L'immense paradoxe de la peinture de Lan-Bar réside dans la sensation troublante et le sentiment convaincu que cette œuvre faite de violentes gesticulations apporte la paix et exhale un parfum de sérénité conquise, que ces toiles maculées, désordonnées et délirantes suggèrent au regard et à la pensée l'idée d'une peinture juste, inventive, libre.

Le recouvrement des versets par les versets, des couleurs par des couleurs, c'est le chemin vers une vérité, vers une justesse, vers une droiture, un redressement, une élévation toujours inachevée.

Les saints sont soumis à un jury ecclésiastique qui les proclame tels et les désigne à la vénération de l'ensemble des fidèles. Les justes sont une autre manière de saints proclamés par un autre jury mais dans un état d'esprit similaire : celui de la reconnaissance et de la proposition à l'exemple de l'humanité entière.

Roger Caillois écrit en 1946 dans Vocabulaire esthétique : "Il s'agit pour l'art, dans un même mouvement, de fuir la vie et d'entrer avec elle en concurrence". La fuite et l'affrontement ont caractérisé la vie et l'œuvre de David Lan-Bar. Chaque regard sur les œuvres de ce peintre solitaire et solidaire des souffrances de son temps apporte la preuve que la nécessaire lutte avec l'Ange conduit vers ce doux frémissement de la lumière et de la paix.

Il est finalement peu important de savoir comment la peinture de Lan-Bar s'élabore, par strates, par éventrements, par repentirs, par recouvrements, par biffures, griffures, tout le fourbi que chaque peintre trimbale avec lui ! Peu important d'analyser les structures de la surface, ces labyrinthes stables conséquence d'hésitations forcenées ! Peu important d'étudier la palette brute de tous les tons employés puisqu'en définitive l'ardent résultat fait bloc pour agripper le regard et ne plus le lâcher jusque dans les replis les plus intimes de nos réseaux de neurones où se fatigue notre plaisir, notre contentement, la plénitude de notre extase apaisée.

Chaque jour l'artiste fait l'invention de sa solitude et l'invention de sa liberté. Pour Lan-Bar comme pour les autres, son atelier est à la fois l'espace ouvert sur l'infini du geste dans la couleur mais aussi le champ clos, l'enfermement, la prison. Singulière prison où le détenu est roi. Temple et ghetto où s'accomplit le mystère de l'être et de sa création.

Cantillation quotidienne, méditation in fine malgré les torturantes reprises acharnées à interroger l'absolu, la peinture de Lan-Bar est rituelle, liturgique et, comme l'écrit Sioma Baram, "un art qui engendre le pressentiment ", la proximité d'une révélation, de LA Révélation.

Ouvrons les Ecritures, Exode III :

"Et Moïse faisait paître le bétail de Jéthus, son beau-père, sacrificateur de Madian. Et il mena le troupeau derrière, et il vint à la montagne de Dieu, à Horeb. Et l'Ange de l'Eternel lui apparut dans une flamme de feu, du milieu d'un buisson à épines ; et il regarda, et voici, le buisson était tout ardent de feu, et le buisson n'était pas consumé. Et Moïse dit : je me détournerai, et je verrai cette grande vision, pourquoi le buisson ne se consume pas. Et l'Eternel vit qu'il ne se détournait pas pour voir : et Dieu l'appela du milieu du buisson et dit : Moïse ! Moïse ! Et il dit : me voici. Et il dit : "N'approche pas d'ici ; ôte tes sandales de tes pieds, car le lieu sur lequel tu te tiens est une terre sainte.".

Le buisson ardent de la peinture est toujours un espace sacré.

André-Pierre Arnal