La peinture autour des années 40
Etat des lieux de sa peinture au retour d’Abyssinie : l’exposition de 1933 à la Galerie Simon
De nouvelles recherches plastiques
1947 : dernière exposition personnelle à la galerie Louise Leiris

Etat des lieux de sa peinture au retour d’Abyssinie :
l’exposition de 1933 à la Galerie Simon

 

A la seconde exposition personnelle du peintre à la Galerie Simon, Gaston-Louis Roux : quelques oeuvres récentes, qui se tient du 19 juin au 1er juillet 1933, le succès commercial n’est pas au rendez-vous en raison de la crise financière qui touche alors l’Europe.

 


Détail de la peinture sur tissu marouflée sur le mur, prélevée par la Mission
Dakar-Djibouti à Gondar, dans l’église Saint-Antonios.

Dieu le Père, douze prêtres célestes, pacte qu'il donna à sa mère,
peinture à l’eau sur tissu, 233cm x 367cm, conservée au Musée de l'Homme

 

Cependant, il semble que cette exposition fut particulièrement suivie comme l’atteste les commentaires dans la presse : selon E. Tériade, cette exposition était « très attendue, d’autant plus que le peintre parti depuis plus d’un an en Abysinie, où il rejoignit la mission Dakar-Djibouti, n’avait rien montré depuis longtemps », d’autres ajoutent « tout le monde était impatient de savoir si l’art abyssin avait eu une influence sur le peintre surréaliste ». C’est donc au milieu d’une foule composée d’artistes, de critiques mais aussi d’ethnologues (les membres de la mission ayant fait le déplacement) que furent exposées les dernières œuvres de Roux. Le critique d’art Tériade remarque que les peintures marquent « une sorte de désintéressement sans doute provisoire pour les grands sujets qu’il semblait affectionner » mais semblent « empreintes d’une jeunesse nouvelle ». « Il attache aujourd’hui beaucoup plus de prix à la recherche de la couleur qui devient chaleureuse et qui anime de son vif mouvement, de sa lumière vibrante, les récentes compositions ». Les œuvres « d’une facture spontanée, d’un mouvement direct, révèlent des possibilités nouvelles qui vont sans doute donner à l’œuvre du peintre un développement profond. Roux revient à l’essence même de la peinture, à ses lutte intimes pour la couleur et la lumière véritable ».

La critique de Tériade me parait judicieuse et éclaire tout à fait une œuvre comme Violoniste de 1933. En effet, on perçoit un détachement de ses sujets de prédilection, comme La Jeune fille au Diabolo) ou L’Odalisque qui avaient une facture lisse et précise ainsi qu’une construction complexe d’influence surréaliste, mettant en rapport des éléments de nature différente afin d’aboutir à un effet incongru. Le peintre ne travaille plus en aplats parfaitement délimités mais brosse vigoureusement la toile laissant visible la marque du pinceau. Une grande importance est conférée au mouvement, signifié dans le cas présent par l’ondulation des plans colorés. La palette, constituée de brun de rouge, d’orange ainsi que d’ocre s’est en effet réchauffée, à l’inverse de la gamme chromatique utilisée pour L’odalisque par exemple faite majoritairement de vert d’eau, de bleu et de gris. De ce fait, le tableau parait beaucoup plus lumineux ; conséquence qui est accentuée par une savante composition juxtaposant des couleurs claires et plus sombres, proches dans la gamme chromatique (jaune clair et ocre par exemple), signifiant des zones de lumière et d’ombre en harmonie avec la tonalité générale du tableau.

Serait-ce une influence de la peinture abyssine qui, comme l’atteste les peintures murales chrétiennes de l’église Saint-Antonios, utilise des teintes chaudes où la lumière a une importance particulière ? Il est difficile de répondre à cette question. Si c’est le cas, il semble que ce soit là une des seules influences directes qu’elle aura eut sur le peintre.

Un dernier point mérite, selon moi, d’être soulevé. Il s’agit de montrer la place importante que prend la figuration dans cette oeuvre. En effet, Violoniste représente un personnage qui, bien que déformé, possède un corps, des bras ainsi qu’un visage humain et surtout des yeux parfaitement réalistes.

L’expérimentation de la figuration, commencée avant le départ pour l’Abyssinie, comme l’atteste des œuvres comme le Jardin du Luxembourg ou le Goûter, se poursuit à son retour. Cependant, cette voie ne reflète qu’une facette de son travail puisque parallèlement il continue de peindre des sujets dans la veine de L’Odalisque ou de La Bergère.

 

De nouvelles recherches plastiques

 

Lorsqu’on feuillette le catalogue des œuvres présentées à la Galerie Joan Gaspar fin 2001, début 2002, on est frappé par la cohérence du style de l’artiste comme si les œuvres proposées en 1929 à la galerie Kahnweiler étaient les premières d’une direction picturale qui n’aurait quasiment jamais changée de cap. Or la vision proposée (c’est un parti-pris de la galerie) ne reflète pas la réalité du travail de l’artiste, faite de recherches perpétuelles, d’expérimentations ou de conservations dont la fin des années trente et le début des années quarante sont parfaitement révélateurs.

 

 

 

Le constat s’impose qu’il est alors difficile de qualifier le style de Roux tant les directions picturales prises par sa peinture sont diverses et variées et les emprunts à ses contemporains sont fréquents. Gladys Fabre, dans le catalogue d’exposition consacré à Roux en 1987, résume parfaitement la situation en remarquant que « son œuvre déroute car elle emprunte indifféremment à Picasso, Masson, Miro ou Klee, elle navigue entre le post-cubisme et l’écriture automatique. Néanmoins quelque chose qui est profondément Roux subsiste : un « presque rien », qui est tout, transparaît par delà et en deçà du style ».

En 1941, Gaston-Louis Roux réalise une série de tableaux qui s’inscrivent dans le style développé par Picasso trois ou quatre ans plus tôt. Comme beaucoup d’autres artistes de sa génération, Gaston-Louis Roux fut particulièrement attentif aux solutions plastiques proposées par Picasso. Sa jeunesse avait été marquée par les cubistes et il était subjugué par les innovations constantes de l’espagnol. Il admirait l’artiste, mais aux dires de sa famille, il n’appréciait pas beaucoup l’homme.

Si l’on compare le tableau Femme (huile sur toile de 71,5cm sur 50cm) réalisé par Gaston-Louis Roux aux deux Femme assise de Picasso, on s’aperçoit que Gaston-Louis Roux utilise certains procédés stylistiques proches de ceux employés par l’espagnol. En effet, dans les deux tableaux de Picasso que nous venons de citer, le peintre utilise des hachures en guise de motifs qui emplissent les formes et en dessinent les contours. De plus, dans le tableau de Roux, la stylisation des traits du visage, le nez en particulier, signifié par une courbe dans le prolongement de l’œil n’est pas sans rappeler une légère parentée avec certains visages des Demoiselles d’Avignon.

Cependant, le visage proposé par Gaston-Louis Roux n’est pas déformé comme ceux de Femme assise de 1937 et 1938 de Picasso. Il ne s’agit pas pour Gaston-Louis Roux de représenter les élements qui composent un visage sur un même plan. Sa recherche s’arrete à la schématisation et à l’expérimentation de certains élements formels.

Une autre influence est particulièrement remarquable dans les travaux de Gaston-Louis Roux. Il s’agit de celle d’André Masson, que Gaston-Louis Roux, comme beaucoup d’autres (je pense à Georges Bataille, Michel Leiris ou Roger Vitrac ), admiraient vivement. Comme nous l’avons déjà souligné, les deux artistes se sont rencontrés tôt dans leur carrière (vers 1924). Il semble que dès le début une vive amitié soit née, confortée par le fait que Roux et Masson aient le même marchand d’art. Bien que Roux n’ait jamais adhéré au mouvement surréaliste, sa peinture atteste qu’il se sentait proche des recherches de ses membres. Il admirait la peinture de son ami et la correspondance de Masson avec Kahnweiler confirme que cette admiration était réciproque. En 1929, ils partagent, à la Ciotat, une maison louée par Kahnweiler où ils peignent et reçoivent des amis. Cette proximité physique et intellectuelle favorisa les échanges idéologiques et plastiques. De ce fait, il est évident que l’influence de Masson sur Roux était déjà présente dans certains des tableaux réalisés avant le départ de l’artiste pour l’Afrique. Pourtant, c’est probablement lors de son retour d’Afrique, qu’il a le plus besoin de chercher autour de lui de nouvelles solutions plastiques et que de ce fait, il se tourne naturellement vers Masson.

Ce dernier a écrit lui-même en 1960, une sorte de biographie destinée à préfacer un catalogue d’exposition : « André Masson a exploré l’automatisme bien au-delà des expériences surréalistes parce qu’il correspondait, chez lui, à la volonté de faire coïncider élan vital et expression artistique ». En effet l’écriture automatique était perçue par les surréalistes comme un moyen permettant une relation la plus directe possible avec l’inconscient ; cependant, les retombées d’une telle « technique » furent largement plus étendues que le but initial. L’automatisme fut, pour un grand nombre d’artistes, un procédé libératoire, les délivrant de gestes calculés, dénués de spontanéité.

C’est dans cette optique que Gaston-Louis Roux, autour des années quarante cinq, exécute une série de dessins. Bien que la plupart ne soient pas datés, je propose de les situer entre 1941 et 1945 par analogie stylistique avec ceux qui comportent une date . A l’inverse de Masson par exemple, Gaston-Louis Roux ne s’est pas expliqué sur la méthode qu’il employait pour réaliser ce type de dessin. Par conséquent, l’hypothèse selon laquelle l’artiste s’intéresse à l’automatisme gestuel se base essentiellement sur la manière dont sont traitées les formes : le crayon, qui ne quitte que rarement le contact du papier, esquisse des lignes qui se superposent, dessinant des formes plus ou moins reconnaissables. Le peintre se laisse librement guider par son inconscient ; d’un fatras de lignes, dont le rythme est donné par la main, la composition prend forme. Il peut s’agir d’un griffonnage dont certains éléments sont plus ou moins identifiables. Dans d’autres cas, le sujet est lisible. C’est le cas notamment de la thématique de la femme à l’enfant, récurrente des compositions automatiques de Gaston-Louis Roux. Sans se lancer dans une interprétation psychologique, il semble raisonnable de suggérer que le peintre, dans les années 1941 puis 1944, est profondément troublé par la maternité de sa femme et la naissance de ses enfants.

Certains dessins, plus tardifs, comme un dessin à l’encre de chine de 1948, s’inscrivant encore dans l’esprit de l’écriture automatique, résultent de l’assemblage de motifs autonomes réalisés par une ligne fine. Ces motifs, parfois géométriques, qui semblent évoluer dans un espace infini, sont reliés entre eux par d’autres lignes, plus courbées. Cette composition abstraite n’est pas sans rappeler les œuvres de la même époque réalisées par Miro, qui, nous avons pu le constater, eut dès 1927 une forte influence sur Gaston-Louis Roux. Ce dernier connaissait le catalan, qui était un ami de Masson et logeait dans un des ateliers rue Blomet, près de celui de Masson où le groupe des surréalistes dissidents, auquel Roux se joignait, tenait des réunions informelles. L’aspect poétique des compositions de Miro, la gestion de nombreux éléments biomorphiques ou de formes plus géométriques dans un espace irréel se retrouvent dans bon nombre de compositions de Roux. A titre d’exemple, j’ai cité un dessin abstrait de 1948, dont les éléments formels et leur utilisation semblent proches de ceux de Miro. Certaines toiles, comme Paysans regardant les nomades montrent également un foisonnement de formes ainsi qu’une insertion particulière des figures dans l’espace. Le sol et la ligne d’horizon sont présents, ancrant les éléments dans une réalité désertique, bien que ces éléments ne semblent pas réellement inscrits dans le paysage, ce qui donne à l’ensemble un aspect onirique déjà développé dans des toiles antérieures comme l’Enlèvement des Sabines. Toutefois les caractéristiques qui unissent probablement le plus les Œuvres des deux artistes sont l’atmosphère poétique, insouciante, la gaieté enfantine et parfois démoniaque qui s’en dégagent.

Dans cette frénésie de recherches destinées à renouveler son style, Gaston-Louis Roux n’hésite pas à recourir à son propre passé pictural, réutilisant des éléments des œuvres des années 20 pour enrichir celles des années 40. Ainsi, dans Les Farfadets, l’artiste réutilise la tête du Loup-garou que Vitrac décrivait comme « un vulgaire canard ».

Dans sa préface du catalogue d’exposition Gaston-Louis Roux ou l’enfance au pouvoir, Gladys Fabre décrit Gaston-Louis Roux comme un artiste « tantôt précurseur, tantôt suiveur », dont « la démarche artistique est jalonnée d’œuvres prémonitoires ». Elle prend pour exemple une toile de 1937 intitulée Deux Femmes (huile sur toile de 60,5cm sur 46cm, Fig. 46), aux couleurs très vives qui selon elle anticipe les œuvres de Asger Jorn, de Corneille et plus largement, du mouvement Cobra (qui ne sera créé que dix ans plus tard ). Cette toile, comme Petits nus dans les champs (huile sur toile de 37cm sur 51cm, datée de 1936, ou Les amants (huile sur toile de 48cm sur 33cm, datée de 1938, montre de nouvelles recherches de la part de Roux envers la forme, le mouvement et la couleur. Ces toiles, très vivement colorées, sont composées d’une ligne sinueuse qui suggère les formes en cerclant les couleurs, conférant à l’ensemble une impression de mouvement et de fluidité. Elles font partie d’une petite série réalisée sur trois années, qui tient une place à part dans la production de l’artiste tant ce style est différent de celui auquel il nous avait habitué. Cependant, ce sont probablement les Combats de Coq, dont les premiers datent de 1939 suivis d’une autre série en 1949, qui peuvent être le plus justement rapprochés des recherches des artistes du mouvement Cobra. Comme dans les œuvres de ces derniers, on trouve dans les Combats de coq de Gaston-Louis Roux une exubérance de la couleur, une forte dynamique mais surtout une technique qui semble libérée de toutes contraintes, une sorte de « primitivisme » et d’expressionnisme. Aussi difficile qu’il soit de définir le style des artistes de Cobra, il semble qu’ils aient en commun un art qui donne « naissance à un bestiaire primitif de monstres, de masques de totems, dans une véritable jubilation expérimentale qui correspond à la volonté de conjuguer « libération du désir » et révolution » . Les Combats de coq me paraissent correspondre totalement à cette définition. L’attrait pour une peinture exempte de tout savoir-faire, proche de ce que l’on appelle le primitivisme, se retrouve également au travers d’œuvres figuratives comme une petite huile sur toile (19cm x 33cm) sans titre, datée de 1941, représentant une chèvre se rassasiant. Les couleurs utilisées en toute liberté, (sans la contrainte du ton local ou du clair obscur), la simplicité des traits, le refus du modelé ou de la perspective, alliés à un certain schématisme montrent la préoccupation de l’artiste de retourner à une simplicité formelle, à une liberté perdue et corrompue par un maniérisme.

D’autres œuvres de 1948, comme une composition sans titre ((La Noue) gouache et aquarelle sur papier, 26cm x 21cm, dévoilent un travail sur la ligne et la couleur que l’on peut relier à un travail sur la pulsion, le subconscient qui seront une des caractéristiques de Cobra. Le peintre, qui avait commencé à libérer son geste lors d’une approche de l’automatisme, poursuit dans cette direction en faisant jaillir sur la feuille des lignes noires ou colorées qui peuvent évoquer un portrait et des couleurs de remplissage assez vives. Cet intérêt pour l’expressionnisme, l’artiste le développe dès 1937 (et peut-être avant) par des dessins au crayon ou à l’encre de chine, trop nombreux pour faire l’objet d’une reproduction dans le catalogue, où le peintre laisse libre cours à son geste et à son subconscient.

C’est peut-être cette libération des pulsions ou encore le recours à un style proche de celui des enfants qui ont permis à Gladys Fabre de rapprocher certaines recherches de Roux de « l’art brut » et de Dubuffet. L’historienne de l’art commence par mettre en évidence que Roux et Dubuffet ont les mêmes fréquentations : « on constate que l’expression de Roux (qui commence en 1941 par quelques dessins) et celle de Dubuffet (qui expose ses premières toiles en 1943) sont issues d’un milieu commun gravitant autour de Georges Limbour (ami intime de Gaston-Louis Roux, Leiris et Bataille et défenseur dès 1943 de l’Œuvre de Dubuffet) ». L’intérêt pour l’expression plastique des enfants, des fous et les arts primitifs provient du milieu surréaliste. Nous avons souligné que si l’art africain avait eu peu d’impact sur Gaston-Louis Roux, la manière qu’ont les enfants d’appréhender et de restituer les formes semblent particulièrement intéresser l’artiste. C’est en tout cas la sensation qui résulte de l’observation de certains dessins de bâtiments, comme celui qui semble représenter une mosquée, ou de personnages. Sur le dessin figurant une mosquée, on remarque dans un premier temps un foisonnement de détails ornementaux ainsi qu’une exubérance de la couleur. Un petit effet de perspective est maladroitement restitué, comme si cette technique relevait pour le dessinateur de l’expérimentation et non d’une technique apprise de représentation de la troisième dimension sur une surface plane. Dans cette œuvre, l’artiste semble nier toute technique, au profit d’un retour à un dessin peut-être plus naturel, inné, n’ayant pas subi la perversion de la technique, de la manière et des symboles entre autres. Il me semble que c’est par cette démarche que l’on peut situer certaines recherches de Gaston-Louis Roux proche de l’Art Brut.

A la lecture du passage concernant Gaston-Louis Roux dans les entretiens entre Daniel-Henry Kahnweiler et Francis Crémieux, il semble que les années trente marquent pour Gaston-Louis Roux le début d’une déchéance. Selon le marchand, qui pourtant restera fidèle à l’artiste jusqu’à ce que ce dernier mette lui-même un terme au contrat, le peintre avait été « désaxé » avant son voyage pour l’Abyssinie et, bien que travaillant avec acharnement, « au fond il n’a jamais retrouvé son équilibre ». Même s’il ne l’évoque pas directement, il est évident que Kahnweiler fait référence à l’attrait pour la figuration qui se fait jour dans les toiles de l’artiste au début des années trente ainsi qu’aux recherches diverses et variées du peintre.

S’il est incontestable que le peintre est influencé par Miro, Masson ou encore Picasso, l’explication d’un tel attrait pour la peinture de l’Autre se révèle complexe à fournir. Peut-il s’agir d’un manque d’imagination, qui l’entraîne à se tourner vers d’autres artistes ou vers sa production antérieure ? Est-ce un trouble qui le fait douter de ses propres capacités ? Se livre-t-il tout simplement à la quête de nouveaux éléments picturaux ? Il est évident que les causes sont multiples et les hypothèses que je vais avancer, si elles ne sont que suppositions, devraient néanmoins offrir quelques clés pour la compréhension de cette période artistique confuse mais, j’insiste, prolifique et nécessaire.

Dans un premier temps, l’entretien entre Gaston-Louis Roux et Jean Jacques Lévêque nous fournit une première clé : « Pendant la guerre, par exemple, j’étais dans le sud-ouest et j’ai commencé à faire quelques paysages que j’ai soigneusement…je ne les ai pas montrés…en tout cas dans les galeries qui s’occupaient de ma peinture ». Ces paysages, tournés vers la figuration et peints d’après nature provoquent chez Gaston-Louis Roux un trouble, comme ce fut le cas quelques années auparavant avec Le Jardin du Luxembourg et Le Goûter. Cette difficulté à changer de direction et le malaise qu’elle engendre le poussent à se tourner vers les créations artistiques des autres artistes.

Selon Gladys Fabre, les recherches et les emprunts dénotent un trouble encore plus profond : « l’emprunt d’une technique ou d’une manière est semble-t-il un moyen de se rassurer devant l’angoisse de l’œuvre à faire. »

De plus, les années de guerre furent pour un grand nombre d’artistes totalement déroutantes. Je pense à Masson plus particulièrement dont certaines œuvres (souvent méconnues ou volontairement oubliées des catalogues) montrent le trouble laissé par les atrocités découvertes après la guerre. Le peintre se met à produire des œuvres proches de celle de Turner ou des impressionnistes, à la touche légère et aux tons pastels si différents de ceux de sa gamme chromatique habituelle .

Enfin, l’explication qui selon moi est la plus pertinente réside dans le fait que Gaston-Louis Roux a toujours été particulièrement travailleur ; selon lui, c’était une des clés de la réussite. Une œuvre satisfaisante ne peut être obtenue qu’avec un travail rigoureux. Il est donc particulièrement significatif que l’artiste fasse l’apologie de l’apprentissage dans les académies ou écoles de dessin qui fournissent une grammaire pouvant aider le peintre à s’exprimer. En étudiant la peinture des autres, Gaston-Louis Roux cherche à enrichir sa grammaire personnelle et son style.

Pour conclure, je me range à l’avis de Gladys Fabre, selon laquelle « cette humilité et cette rigueur, qui l’[Gaston-Louis Roux]ont porté à croire que d’autres artistes avaient des solutions plastiques peut être plus efficaces que les siennes, n’ont pas empêché une investigation personnelle. » En effet, les « emprunts » de Gaston-Louis Roux sont mineurs et ne doivent pas faire oublier que l’artiste réalise durant ces mêmes années un grand nombre de toiles au style éminemment personnel.

En effet, Personnage à la collerette, huile sur toile de 22cm sur 16cm, daté de 1934, nous prouve que Gaston-Louis Roux continue à explorer des voies personnelles. Une esquisse de cette toile fut présentée à l’exposition de la Galerie 1900-2000 en 1987. Cette dernière, daté de 1930 ne fut réalisée qu’en 1934, révélant par ce fait que Gaston-Louis Roux ne cherche pas à s’éloigner définitivement des « bonzômes ». Dans cette œuvre, nous retrouvons les aplats de couleurs, les formes découpées sur un fond monochrome conférant à l’ensemble de la composition un aspect qui a tant à voir avec la sculpture. Pour étayer mon propos, je propose de comparer l’esquisse de cette œuvre avec un projet de sculpture de Giacometti datée de 1931. Alors proche du mouvement surréaliste, Giacometti compose ce projet de sculpture qui montre un assemblage de formes hétéroclites (spirales, rectangles, sorte de plumeau…) au faible modelé, qui ne sont pas sans rappeler les compositions de Roux où des formes, plus ou moins conglomérées, se dressent dans l’espace.

 

Dans les années 1944/1945, selon Josep Casamartina i Parassols, « l’œuvre de Roux récupère souvent la splendeur des premiers temps ». En effet, dans la plupart des œuvres réalisées durant cette période, celles-là même qui seront présentées deux ans plus tard à la galerie Simon, l’artiste, après une période de recherches multidirectionnelles se consacre à nouveau pleinement à la composition, aux couleurs et au style particulier qui avait fait son succès au début des années trente avec des toiles comme La Bergère, La Dame au face à main ou La Jeune fille au diabolo.

En effet, avec Jeune fille surprise par un ravisseur (huile sur toile de 97cm sur 130cm datée de 1945, Le Sacrifice d’Abraham (huile sur toile de grand format datée de 1946 ) ou la Faute d’Adam (huile sur toile de 73cm sur 93cm, datée de 1946 le peintre utilise de nouveau un savant mélange de formes, issues du monde organique ou mécanique, qui semblent danser dans l’espace ou se projeter vers le spectateur. Ainsi, Le sacrifice d’Abraham est une composition assez difficilement lisible où les visages, pareils à des masques, montés sur des sortes de tubes coudés, auxquels se mêlent d’autres éléments hétéroclites, semblent virevolter dans un espace irréel et fantasmatique . Cette composition, par son foisonnement de petits personnages qui envahissent l’espace et son côté poétique, n’est pas sans rappeler certaines œuvres de Miro qui, nous l’avons déjà constaté à plusieurs reprises, ne cesse d’influencer Gaston-Louis Roux.

L’occupation de l’espace semble également être une caractéristique majeure de Jeune fille surprise par un ravisseur. Ainsi, la pièce de métal longiligne à angle droit percée de deux petits trous que l’on identifie comme « le ravisseur » semble se projeter vers sa proie et vers le spectateur. Effet qui est obtenu par une perspective marquée (le « corps du ravisseur ») provoquant une profondeur de champ. La luminosité des couleurs contribue à amplifier cet effet puisque le fond est d’une tonalité sombre presque sourde (bleu, gris) alors que le premier plan parait éclairé (couleur chair, orangée, marron clair). Plus qu’un effet de collage, c’est une parenté avec la sculpture qui est ici, sinon recherchée, du moins exprimée. On remarque que le peintre utilise des éléments très géométriques qui sont indépendants des personnages figurés. C’est le cas notamment de la forme en zigzag aux segments rectilignes qui est représentée au fond de la composition. Il est possible que cette utilisation plus massive de formes purement géométriques découle des tendances développées par certains proches de Gaston-Louis Roux. Je pense à Hélion qui, dans les années 1932, 1934, appartient au groupe Abstraction-création.

A partir de 1940 les sujets des œuvres de Gaston-Louis Roux se modifient. Le mariage en 1935 avec Pauline Chenon, la vie en couple, puis la naissance de son fils, Philippe en 1941, suivie de celle de sa fille, Catherine en 1944, ont profondément bouleversé les sujets du peintres. Comme le souligne Patrick Waldberg, « l’intimité du mariage, les enfants, la vie familiale allaient être pour Roux, jusqu’en 1949, la source d’une inspiration baroque, d’un lyrisme tantôt goguenard par pudeur, tantôt cruel dans sa véhémence révoltée. Après avoir capturé et dompté sa Sabine, il se plut à la représenter dans l’échevellement de l’avant toilette, brandissant les lanières sifflantes du chat à neuf queues sur les têtes d’une progéniture que le démon de la turbulence habite. Berceaux, hochets, jouets, visages de lutins étonnés ou hilares, derrières offerts aux royales fessées, mère fouettard et martinet en folie, Roux nous a donné là, pendant plusieurs années le plus chatoyant festival de mouvements et de couleurs qui ait jamais illustré la vie de ménage. »

La Maternité au berceau (huile sur toile, 100cm x 81cm, 1944, Enfant tombé d’un arbre (huile sur toile, 50cm x 24cm, 1945, Fig.80), Catherine et sa mère (huile sur toile, dimensions inconnues, 1945, ou Catherine, Philippe et le papillon (huile sur toile, 65cm x 50cm, 1945, font état de ces nouveaux thèmes développés par l’artiste. Jusqu’à présent, le peintre s’était intéressé à des sujets indépendants de sa vie personnelle : des sujets mythologiques (La Chute d’Icare, L’Enlèvement des sabines et 33)…), religieux, (Le Sacrifice d’Abraham, La faute d’Adam, des personnages inventés (L’Arracheur de dents) et non personnalisés (Le tragédien, Jeune fille au diabolo, La dame au face-à-main, La Bergère. La naissance de ses enfants modifie l’iconographie du peintre qui commence à peindre ce qui se présente à son regard et non plus uniquement des sujets imaginaires.

 

1947 : dernière exposition personnelle à la galerie Louise Leiris.

 

Lorsqu’on En regardant les toiles que Roux exécute à la fin de guerre, on peut suggérer qu’il reprend, après une période de recherches, de crise ou de doute comme l’ont dit certains, ses propres recherches. Or la réalité est autrement plus complexe comme le fait remarquer Georges Bataille, poète, philosophe et co-directeur de la revue Documents, dans sa préface de la dernière exposition personnelle de l’artiste à galerie Simon (devenue la galerie Louise Leiris depuis la reprise de l’établissement par cette dernière en juillet 1941 ) en 1947 : « Je dis cela pour l’exposition Roux, pour l’avoir aperçu –très péniblement– en le voyant peindre. Qu’on imagine un homme rageur, ennuyé, se rongeant lui-même comme un poing d’enfant, sans fin déconcerté, occupé à percer la fenêtre du monde : ne sachant rien, rejeté de ce coté-ci des choses, gémissant ; et le malheur, la douleur, l’enfantillage, pour avoir refusé la sagesse, se muèrent en malice, en farce en un cri comique de coq à l’aurore ! L’authenticité de l’opération du percement pourrait difficilement être plus grande. » En effet, nous l’avons remarqué, Gaston-Louis Roux cherche, découvre, se met à chercher de nouveau sans discontinuer, jamais totalement satisfait. Le constat de Georges Bataille n’est pas uniquement valable pour les années 1945-1950. En effet, lorsque, en 1968, on demande à Gaston-Louis Roux, « croyez-vous à un art heureux ? », ce dernier propose une réponse négative : « je pense que la peinture qui a l’air heureuse est celle qui a donnée à celui qui la fait (sic) le plus de mal et le plus de tourment…enfin…pour le spectateur il y a sûrement un peinture heureuse…mais pour celui qui la fait (sic) cette peinture…j’en doute. »

Au cours de cette exposition, qui se tient 29 bis rue d’Astorg, du 7 novembre au 27 novembre 1947, 42 peintures récentes (réalisées entre 1943 et 1947) sont présentées. Parmi elles on peut remarquer Le chariot (huile sur drap, 97cm x 130cm), La Reine de Saba (huile sur drap, 41cm x 33cm, 1946) Catherine et sa mère ainsi que d’autres toiles réalisées suivant le style qui a fait la réputation de Roux lors de ses précédentes expositions à la galerie Kahnweiler. On retrouve les formes fines (fils, tiges) et celles plus épaisses assez géométriques (cylindre, rectangle, forme ovoïde). Les personnages sont symbolisés par un alliage de ces formes et identifiés par leur tête dont les yeux sont perpétuellement matérialisés par de petits disques.

Les éléments dont la forme évoque le monde mécanique sont présents, alliés à des formes difficilement identifiables mais récurrentes dans les œuvres de l’artiste : la pomme de douche, que l’on retrouve ornant le chapeau de Personnage à la collerette et celui de La Reine de Saba de même que l’arête de poisson, qui pareille à une plume, décore la tête de La Dame au face-à-main ou de La Reine de Saba. Selon son habitude, le peintre entremêle des éléments abstraits et d’autres parfaitement reconnaissables : c’est le cas des roues du Chariot ou du landau de Catherine et sa mère, du collier de Catherine dans l’œuvre précédemment citée ou encore du morceau de tissu présent dans le Chariot ou La Reine de Saba. Nous avons vu que ce procédé (utilisation d’éléments abstraits et concrets) permet à l’artiste d’inclure une sensation d’irréalité dans des compositions qui s’approchent parfois de l’abstraction sans être pour autant des œuvres purement abstraites.

Cependant, l’artiste apporte quelques changements à l’aspect formel qui est devenu son « style ». Ainsi, l’impression d’être face à des tableaux-sculptures qui résidait dans l’empilement d’aplats colorés soulignés d’un léger modelé semble avoir disparu dans les œuvres précédemment citées au profit de l’emploi du clair obscur omniprésent. Ainsi, Le Chariot, La Faute d’Adam ou encore La Reine de Saba mettent en évidence des zones d’ombres massivement présentes, que ce soit à l’arrière-plan ou sur les formes elles-mêmes. En effet, les éléments symbolisants les têtes des personnages du Chariot par exemple, sont scindés en une zone claire et une zone sombre. Cette constatation amène à nous pencher sur la source de l’éclairage. Or, il semble que les zones d’ombre ne correspondent pas à la logique : les visages des deux personnages du Chariot sont proches l’un de l’autre mais la lumière les éclaire différemment. Il en va de même pour l’élément le plus droite qui n’est pas éclairé comme son voisin. Bref, une fois encore, le peintre brouille les pistes de la sensation visuelle et de la compréhension

Si, comme nous venons de le constater, l’exposition présente des œuvres fidèles à l’esprit de la production des années trente, elle dévoile également une autre direction picturale, déjà empruntée par l’artiste depuis quelques années. Ainsi, dans trois œuvres exposées, La Famille du peintre II, (24cm sur 33cm), Catherine II (35cm sur 27cm) ou encore Mes enfants à l’aube huiles sur toiles datées de 1947 on remarque de prime abord un travail sur la matière, qui était jusqu’à présent absent du travail de Roux. En effet, la peinture est étalée en couches épaisses où les traits de pinceau sont particulièrement visibles. En étudiant minutieusement La Famille du peintre II, on s’aperçoit que l’artiste a gravé une partie des figures dans l’empâtement de peinture noire, en bas à gauche, qui dissimulait une première couche de peinture rouge. L’emploi d’une texture plus épaisse restera une constante chez l’artiste pendant quelques années. Cette caractéristique va de pair avec un traitement plus schématique des figures. En effet, les personnages sont simplifiés à l’extrême, les membres du corps étant symbolisés par des traits rejoignant le tronc, lui-même matérialisé par une simple ligne. La tête est également réduite à sa plus simple expression (un cercle et deux points) comme dans Mes enfants à l’aube. Cette façon d’utiliser la ligne pour signifier une forme pleine apparaissait dans certains tableaux antérieurs comme Pêcheur à la ligne (huile sur toile de 38,5cm sur 29cm datée de1945). Face à ces œuvres, nous sommes loin des figures conglomérées, si proches du collage voire de la sculpture, qui étaient présentées lors de la première exposition à la galerie Simon. Dans les toiles de 1947, toute sensation de volume a disparu, au profit d’un intérêt pour la matière, pour les oppositions entre les couleurs et pour la ligne.

L’année 1949 constitue une époque de grands changements voire de bouleversements stylistiques pour le peintre.

Dans un premier temps, ce sont les thèmes choisis par l’artiste qui se modifient. En effet, Gaston-Louis Roux nous propose des séries de Combat de coq, noir et blanc ou multicolores. Dans leurs versions colorées, Les Combats de coq paraissent particulièrement féeriques, le peintre utilisant une vaste gamme chromatique constituées de couleurs chatoyantes qui, selon Gladys Fabre , rappelle les recherches du mouvement Cobra. Presque toujours réalisés sur papier (il existe tout de même quelques toiles), les Combats de coq de 1949 sont exécutés à la gouache ou au pastel, permettant, de par leur facilité d’application, une concentration, non pas sur la maîtrise technique, mais sur la spontanéité, sur le geste.

Certes le peintre avait déjà représenté des combats de coqs auparavant, mais comme le montre un Combats de coqs de 1940 (gouache et crayon sur bois de 26,5cm sur 18,5cm, le traitement formel était tout à fait différent. Les coqs étaient stylisés, minutieusement représentés avec un grand souci du détail comme l’atteste le dessin des plumes ou des stries des pattes. De plus, le peintre jouait sur le foisonnement du détail allié au jeu des motifs présents sur les crêtes et les plumes. Ce travail s’incluait dans une période de recherches sur les formes, la stylisation et les motifs de remplissage, études que nous avons déjà évoquées en analysant sur des toiles comme Femme de 1941.

A l’inverse des Combats de coqs de 1940, ceux de 1949 sont pour l’artiste le moyen de s’intéresser à certaines problématiques, comme la couleur et le mouvement, auxquelles sont liées le travail sur le geste et sur l’action même de peindre.

L’autre série sur laquelle Gaston-Louis Roux travaille cette même année porte sur les personnages et la vigne. Il s’agit parfois de la représentation de deux personnages entourés de feuilles de vignes et de grappes de raisin mais le plus souvent l’artiste décline un portrait de femme avec des pampres sur différents modes picturaux. Utilisant une ligne parfois saccadée et aux angles aigus, le peintre dessine des portraits très colorés de bacchantes aux traits particulièrement accentués, dont la chevelure se confond avec la vigne. Certes le traitement des personnages n’est pas illusionniste mais on sent que le peintre se rapproche de la figuration.

Ces deux thèmes, qui sont liés à l’antiquité et à la mythologie grecques, sont assez déroutants dans le parcours thématique de l’artiste, bien que celui-ci ait déjà revisité des événements mythologiques comme La Chute d’Icare ou L’Enlèvement des Sabines. Selon Pierre-Georges Bruguière, ces thèmes devraient plutôt être envisagés comme « le besoin d’une approche de la nature ». En tout cas, le traitement formel atteste d’un intérêt grandissant pour la figuration ainsi que pour le mouvement, le travail gestuel, la ligne et la couleur.

(source : « Gaston-Louis Roux, de Marie Perrier, Université Michel de Montaigne, Bordeaux III- Année 2003/2004 - Maîtrise d’Histoire de l’Art Contemporain - Sous la direction de M. Dominique Jarrassé »)