Voyage en Abyssinie
La mission Dakar-Djibouti
Les protagonistes
Les causes du départ
La grande aventure

La mission Dakar-Djibouti

 

En 1931, Gaston-Louis Roux se vit offrir la possibilité de partir en Afrique dans le but d’accompagner, pour une partie du trajet, la désormais célèbre mission d’ethnographie Dakar-Djibouti, en tant que « peintre officiel » (tel est le statut qui lui est conféré par les organisateurs de la mission et le titre que lui-même apposera sur ses cartes de visite).

 

 

En parcourant l’Afrique sub-saharienne d’Ouest en Est de mai 1931 à mars 1933, la mission ethnographique et linguistique Dakar-Djibouti avait pour principal objectif de collecter des « objets ethnographiques qui viendront combler les lacunes importantes du musée du Trocadéro », permettant ainsi de « témoigner de la diversité comme de la richesse des cultures matérielles ». Robert Delavignette, alors directeur de l’Ecole coloniale, rajoute que « ces objets initieront le public de la métropole aux choses coloniales ».

Ayant pour point de départ Dakar (Sénégal), la mission devait rejoindre Djibouti (actuellement république de Djibouti), en passant principalement par des colonies françaises (ou la récolte d’objets était de fait plus aisée) et en s’attardant dans certains territoires propices aux enquêtes ethnographiques. A titre d’exemple, la mission séjournera longuement au Mali afin d’étudier la population Dogon (qui était colonisée et administrée, mais fort mal connue), ainsi qu’en Ethiopie, où Marcel Griaule, « chef » de la mission avait déjà eu l’occasion de travailler.

Comme nous pouvons le constater, la mission répond donc à des attentes précises dans le contexte particulier de la colonisation. Pour mener à bien ses projets, l’équipe se voit conférer un certain pouvoir, qui ne sera pas sans conséquence sur son approche des autochtones. Ainsi, un permis de capture scientifique est accordé à Marcel Griaule pour que ce dernier ne connaisse aucune entrave dans l’acquisition des objets qu’il juge digne d’intérêt. Le même rapport de force est observé avec les populations que la mission rencontre : les personnes interrogées sont « obligées » de répondre. Griaule lui même, dans un article sur l’enquête orale en ethnologie, n’hésite pas à rapprocher les méthodes de l’ethnographe de celles du détective ou du juge d’instruction . Au final, la Mission ethnographique et linguistique rapporte ce qu’il est convenu d’appeler « le butin », riche de 3600 objets.

Je n’entrerai pas plus en détail dans les différentes controverses nourries par l’anthropologie contemporaine au sujet des méthodes employées, de l’importance du « butin » qui fut rapporté ou à propos de l’éthique observée par les membres de la Mission.

Rapellons néanmoins l’importance médiatique (souhaitée) qu’a connu la Mission Dakar-Djibouti. En effet, loin de n’être que le départ de chercheurs pour une étude sur des peuples inconnus, la mission est présentée comme une aventure qui doit permettre une approche scientifique de peuples que le public parisien croit connaître par les reconstitutions qui lui sont fournies . De même, le financement et la présentation des recherches furent traités de façons particulières. En effet, une partie de l’argent nécessaire au bon fonctionnement de la mission fut assurée par un gala de boxe, auquel participa le célèbre boxeur noir Al Brown . C’est probablement le même effet de vulgarisation qui fut recherché en invitant Joséphine Becker pour l’exposition du « butin », en mai 1933, dans la galerie du Trocadéro.

Actuellement, la mission Dakar-Djibouti occupe une place singulière dans l’histoire de l’anthropologie. Comme le souligne Jean Jamin dans son introduction à Miroir de l’Afrique , qui comprend le « livre de bord » rédigé par Michel Leiris, la mission Dakar-Djibouti marque une période charnière, elle « inaugure l’ère officielle des enquêtes de terrain de l’ethnologie française » et clôt celle des grandes expéditions dans l’Afrique colonial.

 

Les protagonistes

 

Gaston-Louis Roux décide donc de participer à cette grande aventure. Il a pour collègues les membres permanents de la mission : Marcel Griaule, que nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer, Marcel Larget, affecté au poste d’intendant et qui s’occupe des collections naturalistes, Eric Lutten, chargé des observations technologiques et occasionnellement preneur de vue, sans oublier Michel Leiris, secrétaire- archiviste. Par la suite Abel Faivre, géographe et naturaliste rejoindra la mission en mai 1932, suivi de Déborah Lifchitz , linguiste, qui ferra le voyage avec Gaston-Louis Roux.

 

 

Comme nous pouvons le constater, les membres de la mission ne sont pas tous des ethnologues confirmés et sur les sept personnes citées seules trois entreprendront une carrière d’ethnologue (Marcel Griaule, Michel Leiris et Déborah Lifchitz). De plus, comme le fait remarquer Michel Leiris, tous ne voyagent pas pour les mêmes raisons : « ce qui me sépare de Giraule, c’est qu’il voyage en quelque sorte par métier et que l’intérêt du voyage est presque toujours subordonné pour lui au rendement ».

Dans un tel cas, on peut se demander sur quels critères les membres du groupe furent recrutés ? Il semble que les choix se soient réalisés par affinité et par amitié. Ainsi Marcel Griaule entre en contact avec Michel Leiris par le biais de la revue Documents, que nous avons déjà évoquée et sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir. Dès 1929 (année de création de la revue) Michel Leiris assure le poste de secrétaire de rédaction pour suppléer Griaule, alors absent, mais auquel Georges Henri Rivière a promis le poste. Au retour de Griaule (juillet 1929), les deux hommes se rencontrent et lient une solide amitié ce qui conduit probablement l’ethnologue à proposer à Leiris de le suivre en Afrique et de consigner les informations relatives à leur périple.

Contrairement à Leiris, Gaston-Louis Roux n’est pas directement recruté par Griaule, mais par l’intermédiaire de Michel Leiris. Il est difficile de dire avec précision depuis combien de temps le peintre et l’écrivain se connaissaient. Cependant on peut affirmer que depuis 1927, et probablement avant, ils fréquentent les mêmes milieux et par conséquent les mêmes personnes. On connaît en effet l’amitié et le respect unissant Leiris et Masson, tous deux issus du surréalisme. Or nous avons déjà eu l’occasion de montrer les liens entre Roux et Masson. De plus, Leiris compte parmi les proches de Kahnweiler (il devient son beau-frère en 1926 et habite chez lui pour quelques temps).

 

Les causes du départ

 

Dans son article consacré à l’artiste paru dans Critique, Patrick Waldberg revient sur « l’enrôlement » du peintre dans la mission : « Gaston-Louis Roux se trouvait un soir chez Picasso où Michel Leiris, devant quelques amis, exposait le programme de la mission ethnographique Dakar-Djibouti organisée sous la direction de Marcel Griaule, à laquelle il avait accepté de se joindre en tant que ‘secrétaire-archiviste’. Parcourir l’A.O.F, le Cameroun, le Tchad, l’Ethiopie, prendre contact avec des peuples à peine connus, vivant au sein des jungles une vie ‘sauvage’, braver les dangers, vaincre les obstacles, contempler dans leur élément naturel ces idoles, ces masques tant admirés dans les musées : à écouter parler Michel Leiris, Roux ne tenait plus en place. ‘Vous n’auriez pas besoin d’un peintre ?’ hasarda-t-il, profitant d’un silence. »

A cette même époque, sa peinture connaît un succès grandissant comme l’atteste la multiplication des expositions. En effet, après son exposition personnelle à la Galerie Simon, c’est au musée de Saarbrücken que lui est consacré, au mois de décembre 1931, une importante exposition.

On peut donc légitiment se demander pourquoi, Gaston-Louis Roux a-t-il le désir, en 1932, de partir en Afrique ?

Il existe plusieurs réponses complémentaires. La première est relative à la situation financière des artistes à cette époque. La crise de Wall Street qui avait durement sévit aux Etats-Unis, se fait ressentir en France à partir de 1930. Le marché de l’art est touché de plein fouet, et les jeunes artistes, comme Gaston-Louis Roux, seront les premiers à en souffrir.

On peut également mettre en avant l’intérêt de nombreux artistes pour les «choses nègres». Cependant, aux dires de l’entourage de l’artiste, « l’Art Primitif » n’attirait pas spécialement Gaston-Louis Roux.

Dans les entretiens qu’accorde Kahnweiler à Francis Crémieux en 1961, le marchand d’art propose une autre hypothèse. Selon lui « ce départ dénotait un désarrois », parce que quelque chose dans sa vie l’avait « désaxé » . Bruguière, dans son article consacré à l’artiste et paru dans la revue Sciences Médicales, évoque une « crise d’imagination » sans toutefois apporter de précision. Tous deux pensent à une fuite provoquée par « une crise dont souffrait sa peinture ». Toutefois, Patrick Waldberg, ayant interrogé l’artiste obtint cette réponse : « je sais que Kahnweiler pense cela, mais je ne crois pas que cela soit exact. Quoi qu’il en soit, si c’est là la raison de mon départ, je n’en suis nullement conscient ».

Dans son article consacré à l’artiste, Dominique Lecoq précise les propos de Daniel-Henry Kahnweiler quant à cette chose qui l’aurait désaxée. « Gaston-Louis Roux se trouvait dans un moment de trouble où l’avait plongé une peinture figurative qu’il venait d’achever et qui tranchait fortement sur le style qu’il affirmait depuis l’exposition de 1929 à la galerie Simon ».

Le tableau suggéré par Dominique Lecoq est sans nul doute Le Goûter réalisé juste avant le départ du peintre pour l’Abyssinie. Il s’agit d’une huile sur toile (de 146cm par 116cm) représentant une scène d’intérieur composée de trois femmes prenant une collation et d’un homme lisant le journal. Si le thème ne parait pas déplacé dans la production de l’artiste, la forme est certes éloignée de ce qu’il propose habituellement à Kahnweiler. En effet, le traitement des personnages et du décor est plus réaliste, plus figuratif par rapport aux toiles qu’il avait exécutées l’année précédente. A titre d’exemple, si nous comparons Le Goûter et La Bergère on note que les personnages du Goûter ne sont plus simplement esquissés et déformés comme c’était le cas pour La Bergère, mais qu’ils ont une forme humaine, qu’ils sont reconnaissables bien que « stylisés à la manière de certains décors de vases grecs », comme le fait remarquer Patrick Waldberg. Il ajoute que cela pouvait indiquer « sinon un trouble, du moins quelque désir de changement ». Changement qui s’opère déjà avant Le Goûter puisque dans une grande toile de 1931, Le jardin du Luxembourg on remarque déjà cet intérêt grandissant de l’artiste pour un art plus réaliste. Comme son nom l’indique en partie, ce tableau nous entraîne au jardin du Luxembourg où se promènent des femmes avec des ombrelles, parfois accompagnées d’enfants ou se reposant sur des chaises longues.

Contrairement aux oeuvres précédentes les corps ont une forme proche du réel, les visages sont structurés mais restent encore imprécis. De plus, on peut clairement identifier les détails architecturaux, les éléments végétaux ou le mobilier.

L’artiste se dirige effectivement vers la figuration mais le processus prendra du temps. Les toiles que nous venons d’évoquer contiennent encore certains éléments qui brisent volontairement l’effet « de réel ». Ainsi, le schématisme des figures et l’attitude hiératique des personnages, que se soit dans Le Jardin du Luxembourg ou Le Goûter », sont un refus du naturel. Il en va de même pour la perspective qui, si elle est présente dans les deux tableaux, n’est pas respectée pour tous les éléments ce qui conduit à une sorte de construction bancale, qui éloigne la scène d’une représentation réaliste. Ces stratagèmes, voulus par l’artiste, me poussent à conclure que si Gaston-Louis Roux, à partir de 1931, peint des scènes où les personnages et le décor se rapprochent de la réalité, il n’est pas encore prêt à devenir un « peintre d’après nature ».

Il est difficile de savoir quelle a été la préparation de l’artiste pour ce voyage. Selon Leiris, Gaston-Louis Roux serait parti nourri de Bruce, voyageur écossais qui parcourut l’Abyssinie durant deux ans et séjourna à Gondar, ainsi que d’anciens récits de voyageurs. Selon Dominique Lecoq, l’artiste aurait réalisé un tableau en France (tableau que Griaule mentionne dans les instructions données à l’artiste), dans un style orientalisant.

 

La grande aventure

 

Bref, que ce soit pour des raisons financières, par désarrois ou pour assouvir sa soif d’aventure, et quelles qu’aient été ses recherches préalables sur l’Abyssinie, Gaston-Louis Roux s’embarque le 18 mars 1932 à Marseille « accompagné d’une jeune savante », Déborah Lifszyc . Il emporte avec lui « un matériel d’artiste considérable » et, selon les instructions de Marcel Griaule, se hâte, dès son arrivée sur le sol africain (à Djibouti), de se rendre par voie ferrée à Addis-Abeba où il doit présenter ses respects à l’empereur et constituer rapidement une caravane afin de continuer la route vers Zaghié, sur le lac Tana où la jonction avec la mission doit s’effectuer.

 

 

Ce programme prévu par Griaule fut quelque peu modifié en raison du contexte politique qui règnait à cette époque en Ethiopie. En effet, depuis 2 ans, Haïlé Sélassié avait pratiquement rétabli l’autorité impériale à l’intérieur du pays bien que quelques provinces connaissaient encore des soulèvements. Les relations avec l’étranger restaient particulièrement tendues : les français étaient installés à Djibouti, les italiens en Erythrée et les anglais au Soudan. De plus, en mai 1932, Haïlé Sélassié fait échouer in extremis une opération consistant faire échapper de sa prison un prince (Iyassou) puis à le placer sur le trône.

Ces indications historiques montrent combien le climat politique est tendu lorsque Gaston-Louis Roux et Déborah Lifchitz arrivent à Addis-Abeba en avril 1932. Selon les indications de Griaule, Gaston-Louis Roux constitue, avec moults difficultés une caravane, aidé dans ses démarches par le Ras Haylou « un des personnages les plus sympathiques du pays de la Reine de Saba ». Le couple se rend à Dabra-Marquos (ou Debre Markos) ou selon Leiris , ils sont probablement réfugiés chez le consul d’Italie en raisons des troubles politiques (en réalité, ils n’y ont pas séjourné mais y ont seulement mangé). Le 25 juin, la mission reçoit « l’ahurissante nouvelle [selon laquelle] Roux et Mlle Lifzyc sont à Zaghié ». C’est dans cette ville que Roux devra faire face à un événement « surréaliste ». En effet, le colonel italien Peluso, dont il avait fait la connaissance à Addis-Abeba, est assassiné par un coup de fusil. Résident à proximité et étant européen on apporte le cadavre à Gaston-Louis Roux qui se voit contraint d’organiser les obsèques. Il enterre donc le cadavre aussi dignement que possible avant d’être dans l’obligation de l’exhumer, le corps devant être enterré à Gondar sur ordre du consul . Au cours de ces événements, Gaston-Louis Roux sut agir avec prudence et diplomatie et montra, comme le souligne Patrick Waldberg dans Critique, son « sens de l’initiative et des responsabilités ».

Le 26 juin 1932, la Mission fait parvenir à Roux et Lifchitz « un mot » leur enjoignant « de se rendre en Tanqwa [sorte de radeaux de joncs] au point de la côte le plus proche de Gondar » où une caravane conduite par Leiris viendra les y chercher. La jonction est opérée le 8 juillet puis ils partent vers Gondar.

 

Arrivé à Gondar le 10 juillet 1932 après de multiples péripéties, Gaston-Louis Roux se met au travail. Dans une lettre adressée à Georges-Henri Rivière , il explique, de manière plus informelle que la version fournie dans les publications citées ultérieurement, la nature de son travail : « j’ai brossé, ces derniers jours, à toute allure des peintures à la manière abyssine que nous espérons troquer contre d’authentiques peintures anciennes, sous prétexte que ces dernières sont en mauvais état. Nous avons également engagé des peintres locaux dont j’espère bien tirer de nombreux travaux intéressants. J’ai commencé une vaste enquête ethnographique sur les peintres abyssins ».

Dans le récit, « Un peintre français en Abyssinie » (paru dans la revue proche de la mouvance surréaliste La Bête Noire en 1935), il détaille avec plus de précision le travail qui lui était demandé par Griaule. Après avoir déballé « poudre de couleurs, tubes à l’huile, toiles à peindre, et autres matériels d’artiste (qui servent à «exécuter à l’huile des copies de peintures abyssines que la mission échangera contre les originaux existant dans les églises de Gondar » ainsi qu’à « fournir toiles et couleurs aux peintres locaux auxquels on commanderait certains tableaux ») il peint, en une journée , une crucifixion dans le plus pur style abyssin. Cette toile est à l’origine d’une fameuse anecdote qui ne fut pas sans conséquences. Ainsi, une fois la toile sèche, la mission décide d’inviter diverses personnalités du clergé de Gondar à venir l’admirer. Roux insiste sur le fait que « la technique de la peinture à l’huile est inconnue des Abyssins. Les peintures que l’on trouve dans les églises sont exécutées à la colle de peau sur cotonnades -made in Japan- recouvertes d’un enduit de chaux. Ces peintures sont très souvent détériorées pendant la saison des pluies par l’eau qui s’infiltre à travers le toit de chaume des églises ». Il se livre alors à une démonstration musclée, destinée « à prouver l’indiscutable supériorité de l’huile sur la colle », et projette sur la toile un seau d’eau. Le peintre ajoute « cette épreuve, à laquelle la peinture résista victorieusement me valut un concert de louanges et la nouvelle d’un procédé magique apporté par un peintre blanc fut aussitôt répandue dans tout le pays». Orchestrée ou non par Griaule, cette démonstration eu un effet bien plus intéressant que celui proposé par Leiris (« Nous offrirons [la crucifixion] à une église, tâchant d’obtenir une fresque en échange ») puisque, selon Roux , elle convainc le chef de l’église de Saint-Antonios qui demande de retirer les vieilles peintures périssables et couvertes de fientes d’oiseaux et de les remplacer par des peintures identiques mais qui résisteront aux temps. Ainsi, c’est 60 m2 de peintures datées entre 1670 et 1690 qui seront minutieusement démarouflées, par Roux et Griaule notamment afin d’enrichir les collections du musée du Trocadéro. Le travail principal de Roux est alors de reproduire les peintures in situ. Devant l’ampleur de la tâche il est aidé par «des peintres improvisés », à savoir Griaule, Lutten et Leiris qui si l’on en croit la critique de l’époque feront du bon travail : « à la réunion du conseil des quarante-quatre églises, des prêtres ont trouvé que le travail de la Mission à l’église Antonios avait été bien fait ».

Si le chantier de l’église d’Antonios est une part importante de la contribution de Gaston-Louis Roux au travail de la Mission, l’artiste se livra également à des petites enquêtes ethnologiques concernant les artistes et le style abyssin . Il est aidé dans cette activité par le prêtre Kassa, qui peint avec lui dans le local prêté par le consul (ce local de fortune sera baptisé avec humour « Villa Médicis »). Il est également chargé par le Muséum d’Histoire Naturelle de rapporter des petits oiseaux, ce que Leiris ne savait probablement pas lorsqu’il écrit : « en bas de la colline consulaire, scrutant minutieusement les arbres, Roux se promène carabine à la main, car depuis quelques jours il s’est pris de passion pour la chasse aux petits oiseaux ».

 

Mi-novembre 1932, le retour vers l’Europe s’amorce mais déjà quelques difficultés se font pressentir : « on nous soupçonne d’emporter dans nos caisses un grand nombre de tabot (planches sacrées d’autel). Les vieilles peintures d’Antonios, que nous avons découpées pour pouvoir les transporter, on nous accuse de les avoirs lacérées... ».

La sortie du pays risque d’être encore plus malaisée que la sortie de la ville en raison des problèmes politiques que nous avons évoqué précédemment auxquels viennent s’ajouter les pressions italiennes . Prévoyant, les membres de la mission dissimulent leur butin. En ce qui concerne les oeuvres peintes, ils utilisent divers subterfuges : les peintures de San Antonios sont roulées en ballots dans des peaux de façon à ressembler aux charges portées par les caravanes, « un triptyque a été simplement revêtu de papiers portant, dessinés et coloriés par Roux, les motifs mêmes de ses propres panneaux ; cela passera pour une copie ».... Enfin prête à partir, la Mission lève le camp le 5 décembre 1932 à l’exception de Roux et Lifchitz cette dernière étant clouée au lit à cause d’une forte fièvre. Leiris indique que le couple ne pourra pas les rejoindre et qu’ « il s’en ira par Métamma ». En réalité, Roux et Lifchitz ne quitteront Gondar que le 20 décembre et rejoindra la Mission le 30 décembre à Agordat. Alors que Lifchitz préfère rester un peu dans cette ville et prendre le train, les hommes prennent la Ford et se rendent à Asmara où ils passent le réveillon avant de se rendre à Massaowah d’où ils embarquent le 8 janvier pour Djibouti.

Finalement la Mission rembarque à Djibouti un mois plus tard, le 7 février 1933, et arrive à Marseille onze jours après.

Le retour de la mission, particulièrement médiatisé, fut magistralement célébré sur un air festif. C’est en effet ce que l’on peut supposer en remarquant la présence de Joséphine Baker lors de la présentation du butin en mai 1933 , ou en analysant les lieux et les heures des « réunions » de la mission, comme celle qui eut lieu « en l’honneur de M. Marcel Griaule –chef de la mission Dakar-Djibouti– et ses collaborateurs », non pas dans un lieu institutionnel, mais « à minuit aux ENFANTS TERRIBLES (théâtre Pigalle)». Ces rendez-vous sont l’occasion pour les membres de la mission de renouer avec les anciennes relations, particulièrement les surréalistes dissidents.

Ces retrouvailles avec le climat artistique des années trente se manifestent également par le truchement des revues artistiques, comme la revue Minotaure (dirigée par Albert Skira et E.Tériade qui rédigea plusieurs articles sur Roux ) qui consacre un numéro entier à l’exposition « des collections et des documents rapportés par la Mission ». Ce numéro spécial est exclusivement composé d’articles rédigés par les membres de la mission. Gaston-Louis Roux, pour sa part, réalise la couverture de la revue, comme le fit avant lui Picasso . Sur un fond beige tirant sur jaune, Gaston-Louis Roux représente une forme abstraite enserrant le titre de la revue ainsi que l’inscription « Mission Dakar-Djibouti » suivie des dates « 1931-1933 ». Très épurée, cette composition, faite de motifs divers et n’utilisant que trois couleurs (jaune, rouge et noir) est d’un parti-pris fort différent de celui que Picasso avait retenu pou l’édition du 15 février 1933. En effet, ce dernier avait réalisé un collage de matériaux divers (carton, frise de tapisserie, nappe de papier…) surmonté d’un minotaure tourné de trois quart, contemplant celui qui l’observe en brandissant une sorte de poignard. Gaston-Louis Roux opte pour une composition plus sobre dont les couleurs, d’une tonalité chaude, ont probablement pour but d’évoquer l’Afrique et l’Art Abyssin . La quatrième de couverture (Doc.24) est illustrée d’une tête de minotaure, réaliste bien que stylisée, dans la même gamme chromatique que la première de couverture.

 

Comme nous venons de le souligner, il participe à l’élaboration d’un numéro spécial de Minotaure consacré à la mission, réalise également un article résumant ses recherches sur la peinture abyssine qui paraîtra dans la revue Art et couleur en 1933 ainsi qu’un second, relatant son expérience personnelle de l’Ethiopie, mis en page dans La Bête Noire en 1935 . Le peintre fut également cité dans le magazine Voilà, en tant que « seul témoin européen » d’un « drame de l’espionnage », selon le titre de l’article. Ce reportage fait allusion à l’assassinat du général italien dont Gaston-Louis Roux organisa les obsèques. Ce même événement fut raconté, une nouvelle fois, par l’artiste dans une radio-conférence datée du 30 juillet 1935 . Le peintre dût également fournir des rapports de route, réalisés en collaboration avec Déborah Lifchitz. Rapports que Leiris mentionne dans Miroir de l’Afrique en insistant sur le fait qu’il prête main forte au peintre qui a du mal à consigner, à la fin du voyage, les événements qui se sont déroulés à son arrivée dans le pays. Bref, si la tâche ne fut pas totalement repoussante, je suppose que la rédaction de ces articles et de ces rapports fut néanmoins contraignante pour l’artiste.

A l’inverse de certains de ses collègues (Leiris par exemple), ce voyage en Afrique ne sera pas pour Gaston-Louis Roux une révélation.

Il n’embrassera pas de carrière dans l’ethnologie, pas plus qu’il ne sera influencé (du moins directement), au sein de sa création plastique, par l’art éthiopien. Si Tériade, nous aurons l’occasion d’y revenir, relève à propos de certains tableaux présentés à l’exposition personnelle de l’artiste à la Galerie Simon en 1933, un éclaircissement de la palette et une plus grande importance accordée à la lumière, rien ne nous permet d’affirmer que cela soit une conséquence directe de son observation de l’art éthiopien, même si cette hypothèse ne doit nullement être écartée. Pour ce qui est des éléments formels, dans son article rédigé pour le catalogue d’exposition Gaston-Louis Roux d’une époque à l’autre, Dominique Lecoq évoque les reproductions de dessins d’enfants abyssins (qui avaient été relevés par Griaule dans des églises du Godjam), dont Georges Bataille se sert pour illustrer son article sur « l’art primitif » . Ces illustrations sont suivies d’une note « les enfants dessinent pendant les offices et paraissent chercher de préférence des formes susceptibles de plusieurs interprétations, ayant la valeur d’un calembour ». Dominique Lecoq conclut « une fois encore le rapprochement avec les « bonzômes » en fil de fer de Gaston-Louis Roux s’impose ». Pourtant, à ma connaissance, les écrits de Gaston-Louis Roux ne laissent pas paraître son enthousiasme pour l’art abyssin, pas plus qu’il ne réalise des croquis ou des photographies. S’il est vrai que les dessins des enfants abyssins, représentant de petits personnages très schématiques, peuvent être rapprochés des peintures que l’artiste exposera à la galerie Louise Leiris en 1947 cela ne signifie pas qu’il s’inspire de l’art abyssin mais que les recherches sur la schématisation et l’emploi de la ligne le conduisent dans la même direction.

Dès son retour en France, Gaston-Louis Roux doit faire face aux difficultés financières que traverse la Galerie Simon. En effet, dans une lettre datée du 21 décembre 1933, Daniel-Henry Kahnweiler annonce à l’artiste que, faute de moyens, il ne pourra plus acheter ses tableaux. Il rappelle à Roux que sa peinture n’est pas en cause et que, si celui-ci désire exposer de nouvelles oeuvres à la galerie, il serait « heureux de les prendre en dépôt et d’essayer de les vendre » . Roux n’est pas le seul dans ce cas puisque Kermedec, un autre « jeune » de la galerie reçoit au même moment une lettre similaire. Cette période de crise est durement ressentie par la plupart des artistes et les années qui suivent ne s’annoncent guère plus brillantes. La peinture ne suffit plus à Gaston-Louis Roux pour vivre d’autant qu’il rencontre en 1935, par l’entremise de Georges Bataille, de celle qui la même année deviendra sa femme, Pauline Chenon . Par conséquent, en 1936, sur les conseils de son ami Desnos, il réalise un essai à Radio-Luxembourg où il restera quatorze mois avant de passer à Radio-Cité . L’emploi de speaker, certes alimentaire, ne lui déplait pas d’autant qu’il lui laisse du temps pour se consacrer à la peinture. Le jeune couple s’installe 6 rue Ronsin, tout près de l’atelier de Brancusi. Puis naquirent les enfants, Philippe, en 1941 et Catherine trois ans plus tard, que leur père représentera souvent.

(source : « Gaston-Louis Roux, de Marie Perrier, Université Michel de Montaigne, Bordeaux III- Année 2003/2004 - Maîtrise d’Histoire de l’Art Contemporain - Sous la direction de M. Dominique Jarrassé »)