La rencontre avec Roger Vitrac

Vitrac : homme de théâtre, surréaliste et critique d’art

Les relations de travail : les illustrations
Les écrits de Vitrac sur Gaston-Louis Roux
Une parfaite symbiose entre l’écrivain et le peintre
Etude d’une œuvre de Gaston-Louis Roux par Roger Vitrac

Vitrac : homme de théâtre, surréaliste et critique d’art



 

Peu avant 1928, Gaston-Louis Roux fait la connaissance d’un personnage qui aura pour lui une importance considérable au niveau de sa création plastique, de sa reconnaissance artistique ainsi que sur le plan de l’amitié : il s’agit de Roger Vitrac. Lorsque l’on évoque ce dernier, on pense dans un premier temps au surréalisme, au théâtre et on omet parfois une casquette importante, celle de critique d’art. Cependant, dans les relations qu’il entretient avec Gaston-Louis Roux les trois facettes de Roger Vitrac sont à retenir. Il est difficile de dater précisément et de connaître les circonstances de la rencontre des deux hommes. Dans la préface de l’Enlèvement des Sabines (recueil d’articles écrits par Vitrac au sujet d’artistes), Jean Han prétend qu’ils se connurent par l’intermédiaire d’André Masson en 1928. Selon d’autres sources, la première rencontre eut lieu chez Mme Guggenheim lors d’un séjour au Canadel, dans le Var.

Pour mieux comprendre ce qui unissait l’artiste et le dramaturge, il semble nécessaire de revenir sur le parcours de Roger Vitrac. Ce dernier, de cinq ans l’aîné de Roux, écrit ses premiers poèmes à l’âge de vingt ans puis des pièces et se rapproche très vite du mouvement Dada avant de rencontrer, deux ans plus tard celui qui deviendra le Pape du surréalisme. Pour lui, cette rencontre est vécue de façon quasi-mystique et passionnelle : « C’est le repos et la lumière, c’est l’amitié. Je suis parmi les amis d’André Breton en fonction de la confiance qu’il me porte. Mais ce n’est pas une confiance, c’est une grâce ». Avec Louis Aragon, André Breton et Max Morise, il part en Sologne effectuer à pied une sorte de voyage initiatique, perçu comme un moyen de se rapprocher d’une union spirituelle et « d’une connaissance du sensible ». Si elle ne se déroula pas exactement comme prévue, l’expérience, selon Breton, ne se révélera nullement décevante .

Au sein du mouvement, il se rapproche particulièrement du fameux groupe de la rue Blomet, que nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer, composé de Masson, Limbour, Leiris, Baron ou encore Queneau.

Premier à faire partie du mouvement, premier à en partir également puisque dès 1925 il est mis à l’index par André Breton lui reprochant, entre autres, son refus d’engagement politique, son ardeur à poursuivre des buts littéraires et son penchant pour le genre dramatique. Il sera suivi quelques temps plus tard par le groupe de la rue Blomet, exclu lui aussi du mouvement. Vitrac, très intime et admiratif d’André Breton, fut particulièrement blessé par les propos accompagnant sa mise à l’écart (dires que Breton explicitera dans Le second manifeste du surréalisme, qualifiant notamment Vitrac de « souillon des idées »). Selon Henri Béhar, « l’amitié et l’espérance qu’il avait placées en Breton furent reportées sur Antonin Artaud [exclu du mouvement en même temps que lui] et, de façon plus générale sur l’activité dramatique ».

De ce fait, en septembre 1926, il fonde, aux côtés d’Antonin Artaud et de Robert Aron le théâtre Alfred Jarry (auteur du personnage atypique d’Ubu particulièrement admiré par les créateurs du théâtre) dont le premier spectacle est donné en juin de l’année suivante.

Parallèlement, Vitrac poursuit sa carrière de dramaturge. Après Les mystère de l’art, écrit en 1924, il fait jouer au théâtre Alfred Jarrry la pièce qui lui vaut aujourd’hui sa notoriété : Victor ou Les enfants au pouvoir. Selon Antonin Artaud, « dans Les enfants au pouvoir, la marmite est en ébullition. Le titre seul indique un irrespect de base pour toutes les valeurs établies ». Vitrac définit la pièce comme « un drame tantôt lyrique, tantôt ironique, tantôt direct dirigé contre la famille bourgeoise avec comme discriminants : l’adultère, l’inceste, la scatologie, la colère, la poésie surréaliste, le patriotisme, la folie, la honte et la mort. »

 

Les relations de travail : les illustrations

 

C’est durant ces mêmes années que les liens amicaux et professionnels se forgent entre Roger Vitrac et Gaston-Louis Roux. Pour la première représentation, le 29 décembre 1928, de Victor ou les enfants au pouvoir, sur la scène de la Comédie des Champs Elysées, par le théâtre Alfred Jarry (mise en scène d’Antonin Artaud), Vitrac demande à Gaston-Louis Roux de concevoir l’affiche et les affichettes destinées à la promotion de la pièce. Tricolore, l’affiche attire le regard par le rectangle rouge situé en son centre sur lequel se détache le mot VICTOR en lettres blanches. On remarque également cette longue forme noire dessinant une sorte de boucle et faisant ainsi penser à un crochet (semblable à celui d’un pirate comme le Capitaine Crochet dans Peter Pan). Ce crochet, au centre de la composition, semble attraper une petite tête schématique, représentant probablement Victor, située en haut de l’affiche et empiétant sur le texte. Au centre du rectangle rouge, dont les bords sont mal définis, est contenu une seconde forme rectangulaire matérialisé par un fin trait noir et surhaussée d’une excroissance sur laquelle repose la prétendue tête de Victor.

Il est possible que se soit le corps de Victor qui est ainsi représenté car dans la pièce, l’enfant est un géant et ne cesse de grandir. Cette démesure est ici suggérée par la tête de Victor qui, de par ce corps trop grand, dépasse du rectangle rouge pour frôler le texte. Un dernier élément intervient dans la composition du dessin. Il s’agit d’un trait noir et fin partant de la droite qui se termine par une division en cinq courts segments. On peut supposer qu’il s’agit de la représentation schématique d’un bras terminé par une main, tentant, de même que le crochet, de s’emparer du personnage central, Victor. Cette interprétation est confortée par la pièce où les adultes essaient de faire taire Victor, de le contrôler sans pour autant y parvenir n’ayant aucune mainmise sur cet enfant géant et omniscient. Le crochet pourrait représenter la société bourgeoise, tant dénoncée par Vitrac et par Roux, qui force le poète à taire sa révolte. D’une façon plus générale on peut également suggérer que le crochet figure la mort symbolique de l’enfant « que nous avons tué en nous » en grandissant et en acceptant les normes de la société.

Dans son article paru en 1983 dans le catalogue d’exposition Gaston-Louis Roux d’une époque à l’autre, Christian Limousin avance que l’artiste aurait également réalisé les décors de la pièce . Cette affirmation n’a pu être vérifiée, le nom du décorateur n’étant pas mentionné dans les éditions auxquelles je me suis référée pour l’étude de Victor ou les enfants au pouvoir. A ce titre, cette absence de nomination me semble significative ; alors qu’il est répété avec insistance que les affiches sont de Gaston-Louis Roux, il semblerait logique que, dans l’éventualité où les décors soient effectivement de sa main, le fait qu’il les ait réalisés soit reconnu.

En 1930, Gaston-Louis Roux collabore de nouveau avec Vitrac en réalisant la couverture de la brochure intitulée « Le Théâtre Alfred Jarry et l’hostilité publique ». Le parti pris formel tranche avec l’affiche de Victor ou les enfants aux pouvoirs. Gaston-Louis Roux choisit de représenter un personnage en mouvement, une canne à pêche à la main et habillé d’un vêtement marin et d’une sorte de casquette. Bien que schématique, le corps du personnage prend forme et de cet être se dégage un air de joie de vivre accentué par la position du corps, le mouvement dynamique et les accessoires évoquant le loisir. Il est difficile de savoir ce que l’artiste a voulu exprimer. On peut néanmoins soulever l’opposition entre les termes du fascicule et l’image représentée : peut-être s’agit-il d’un pied de nez signifiant que le théâtre Alfred Jarry n’a que faire de l’hostilité publique ?

 

Les écrits de Vitrac sur Gaston-Louis Roux

 

Les personnages comiques et dérangeants des tableaux de Gaston-Louis Roux, les fameux « bonzômes », suscitent chez Roger Vitrac un enthousiasme considérable qui décide ce dernier à prendre la plume en faveur du jeune artiste.

Dès 1922, dans quelques unes des revues les plus importantes de l’époque, Vitrac avait commencé à produire de courts articles au sujet de peintres ou de sculpteurs qu’il appréciait particulièrement : Giorgio de Chirico (Littérature n°1, 1er mars 1922), Picabia (Le journal du peuple, 9 juin 1923), ou encore Brancusi (Cahiers d’art n° 8-10, 1929) pour ne citer qu’eux.

C’est donc en sa qualité de critique d’art, déjà reconnu, qu’il préface le catalogue de la première exposition personnelle de Gaston-Louis Roux à la galerie Simon en avril 1929.

Dans un premier temps Vitrac met en évidence le caractère novateur voire dérangeant du style de Roux qui « ouvre une brèche », avant de s’intéresser à ce qui le rapproche de lui, à savoir la critique de la bourgeoisie au moyen de l’humour. Cet excès d’emphase concernant le côté précurseur de l’art proposé par le jeune artiste lui est d’ailleurs reproché par Waldemar George, qui parle d’une « agressive préface ». Ce dernier met en garde le poète : « A lire l’introduction de l’honorable Vitrac, à entendre Kahnweiler, on s’attend à découvrir un peintre qui inaugure un cycle.[...] Hissé sur un pavois, par ses thuriféraires, Roux ne pourra s’y maintenir qu’à grand peine. »

Nonobstant cette critique, Vitrac est décidé à faire reconnaître le talent du jeune artiste et décide de publier des articles dans les revues les plus avant-gardistes de l’époque.

Ainsi, dès 1929, dans le septième numéro de la désormais célèbre revue Documents figure un texte de Vitrac concernant Gaston-Louis Roux. Cette revue « d’avant-garde » vit le jour grâce à Georges-Henri Rivière et Georges Bataille et au soutien financier du marchand d’art Georges Wildenstein. Bataille supervisa la parution durant les deux années de son édition. Sous titrée doctrines, archéologie, beaux arts, ethnographie, la revue associait des peintres, des poètes et des écrivains, pour la plupart issus du surréalisme et dont nous avons déjà eu l’occasion de parler en décrivant le milieu intellectuel qui entoure Gaston-Louis Roux. On y retrouve des textes des surréalistes dissidents, Michel Leiris, Robert Desnos ou Georges Limbour. Les historiens d’art comme Carl Einstein et les anthropologues (Marcel Griaule avec lequel Gaston-Louis Roux partira en Afrique ou Paul Rivet, directeur du Musée de l’homme) contribuent également, pour une grande part, à la rédaction des articles aux sujets très variés. Ce côté pour le moins hétéroclite et par là même particulièrement intéressant montre bien dans quelle atmosphère évolue Gaston-Louis Roux autour des années 30.

Les arts plastiques contemporains sont largement représentés dans la revue. Au milieu des articles sur Braque, Picasso, Masson, Giacometti, Miro, Arp, Klee, Dali, Giorgio de Chirico se glissent les textes de Vitrac (accompagnés d’illustrations) consacrés à Gaston-Louis Roux : le premier, nous l’avons dit, parait en 1929, le second, dans le sixième numéro de l’année 1930.

Si les articles évoquent tous deux le style particulier de Roux, leur contenu est différent. Le premier tente de montrer quelle est la particularité des peintures de Roux en mettant en lumière ce que le peintre et le poète ont en commun : le refus des valeurs établies, l’irrévérence, un humour particulier (etc) Vitrac insiste également, comme il le fait dans la préface du catalogue d’exposition de la galerie Simon, sur le caractère novateur de la peinture du jeune artiste et se garde bien de le situer proche des surréalistes. Pour illustrer son propos, il fait reproduire les oeuvres majeures que l’artiste produit durant l’année 1929 : Le Loup-garou ( huile sur toile de100cm sur 81cm), L’Arracheur de dent (huile sur toile de 162cm sur 114cm), Les amoureux ( huile sur toile de 130cm sur 89cm), Homme poursuivant une jeune fille (huile sur papier marouflé de 61cm sur 46cm), Tête ( huile papier marouflé de 46cm sur 61) et pour finir Homme égorgeant un animal ( huile sur toile de 73cm sur 92cm) .

Le second article est d’un parti pris radicalement différent puisque Vitrac se propose de livrer une grille de lecture littéraire et humoristique « qui permettra de comprendre sans effort toutes oeuvres d’art qui jusqu’ici passaient pour hermétiques, obscures ou arbitraires ». Les figures de style littéraire sont détournées de leur domaine pour être appliquées à celui de la peinture. Afin d’expliciter le mode d’emploi de cette grille de lecture universelle, il l’applique à L’Enlèvement des Sabines, grande composition réalisée en 1930 par Gaston-Louis Roux pour une salle à manger .

« Dès maintenant et grâce aux notions que je viens de préciser, je puis facilement et en toute sécurité écrire la belle critique de L’Enlèvement des Sabines que voici : Gaston-Louis Roux propose à notre admiration une somptueuse allégorie dont le masque multiple se différencie de gauche à droite en s’éloignant du centre par régression. Admirable antonomase, à coup sûr la meilleure et la plus réussie du peintre, où Romulus à l’elliptique visage lance sur le sylleptique Tatius un javelot caché par le masque d’une serpe [...] ».

Se moquant allègrement de la critique d’art traditionnelle, Vitrac (qui ne cesse de rappeler qu’il n’est, pour sa part, nullement critique d’art) se livre à un exercice de style qui, comme le souligne Christian Limousin , n’est pas sans rappeler les écrits de Raymond Queneau. Cependant, le fait qu’il utilise les figures de style pour décrire l’œuvre de Roux n’est pas sans signification. En effet, en étudiant certains tableaux de Gaston-Louis Roux, nous avons pu nous apercevoir que bien souvent les figures, créées à l’aide de formes et d’objets, ont bien peu à voir avec le sujet représenté. Ce procédé pourrait être rapproché à celui des images en poésie et donc être expliqué par les mêmes outils, à savoir les figures de style.

L’année suivante Vitrac rédige un article important et sérieux sur « les peintres nouveaux, Gaston-Louis Roux » dans les Cahiers d’art, revue dont la parution est assurée par Zervos. Cette revue se propose de dresser un panorama couvrant une large période de l’Histoire de l’Art par des articles divers et variés mais toujours pointus. « Les peintres nouveaux » est une rubrique récurrente qui offre la possibilité à un auteur de s’exprimer sur un artiste prometteur.

C’est par ce biais que Vitrac propose une réflexion sur l’esprit moderne : comment est-il représenté dans la société des années 30 et par qui ? Pour illustrer ses propos, il fait reproduire, dans le texte, quelques unes des oeuvres de Roux : Le Masque et La Coquille de 1928, deux Compositions, La Dame au face-à-main, Le Musicien, ainsi que La Jeune fille au diabolo de 1930 et pour finir La Bergère de 1931.

 
Une parfaite symbiose entre l’écrivain et le peintre

 

Au travers des études sur les différents écrits de Vitrac consacrés au style de Gaston-Louis Roux, nous avons déjà mis en évidence certains points récurrents, qui rapprochent le poète et l’artiste, et sur lesquels il convient de revenir.

La préface de l’exposition de Roux à la galerie Simon est pour Vitrac l’occasion de mettre en avant trois thèmes majeurs qui seront par la suite repris et étayés dans les articles que ce dernier réalisera à propos de l’artiste. Ainsi, les concepts de modernité, d’humour, d’irrévérence, qui selon Vitrac sont ceux de la peinture de Roux, sont tour à tour abordés. De ce fait, l’amitié et la proximité intellectuelle qui lient les deux artistes ne nous surprennent guère lorsque l’on sait que ces adjectifs sont également ceux utilisés par les critiques pour décrire le théâtre proposé par Vitrac.

La première caractéristique que Vitrac admire chez Roux, sur laquelle il reviendra de façon récurrente, est la modernité qui se dégage de ses œuvres.

Dans un article paru en 1931 dans L’Intransigeant du 17 mars Vitrac tente de définir une fois pour toute l’esprit moderne. Depuis quelques années déjà, l’auteur, aidé d’une sorte de commission s’était interrogé sur les directions que prenait l’esprit moderne. Dans l’article que nous venons de citer, Vitrac affirme : « si toutes les enquêtes actuelles, si toutes les tentatives d’après-guerre ont échoué, si cet esprit moderne reste insaisissable, c’est pour la raison bien simple qu’il n’existe plus. […] Sans doute, Picasso continue et se dépasse chaque jour, tandis que d’autres, comme Masson et Roux, s’affirment individuellement, mais ce qu’il manque, ce que nous aimerions voir, c’est un nouveau départ, une transformation subite qui nous ferait oublier nos recherches et notre vocabulaire.

Cet intérêt de Vitrac pour la modernité ne nous surprend pas puisque Vitrac non seulement s’interroge sur la modernité telle qu’elle se présente dans les œuvres artistiques de ses amis les peintres mais lui-même propose un genre théâtral différent de celui auquel peut s’attendre le spectateur. En effet le théâtre surréaliste proposé par Vitrac est extrêmement novateur, selon Marie-Claude Hubert, Victor ou les enfants au pouvoir « est une pièce qui ouvre la modernité », de la même façon que les oeuvres de Roux « ouvre(nt) une brèche », « casse(nt) le repos », « secoue(nt) la pyramide ». Dans son article concernant « les peintres nouveaux » paru dans Cahiers d’Art en 1931 l’auteur commence par dresser un constat, les jeunes générations ne sont plus aussi aventureuses que les précédentes, « la jeune France s’embrigade». Pourtant, aux dires du poète, il semble y avoir des « exceptions », parmi elles, Gaston-Louis Roux.

Vitrac se plait à répéter une phrase de Rimbaud, dont il fera son credo : « il faut être absolument moderne ». Selon lui, Roux illustre parfaitement cet esprit moderne qui « est absolument le contraire de l’esprit actuel ». Si Vitrac affirme cela c’est parce qu’il a lui même des difficultés à promouvoir un esprit moderne qui, en parfait décalage avec les attentes du public, entraîne souvent une incompréhension de ses pièces . Or c’est dans cet aspect hermétique, ce défi à la raison que réside, selon Vitrac, l’esprit moderne. Il ajoute que c’est lorsqu’on entend quelqu’un qui, après avoir énuméré toutes les qualités plastiques et formelles d’une composition, s’exclame « mais en fin de compte je ne comprends plus ! » on est certain que dans ce voilà gît la découverte. Il ajoute, « sur les œuvres de Gaston-Louis Roux ce voilà éclate en majuscule ».

Le second aspect moderne de la peinture proposée par Gaston-Louis Roux vient du fait que selon Vitrac, l’artiste n’appartient pas à un style particulier, il n’essaie pas de se placer volontairement parmi les modernes ou à leur suite, mais qu’il propose au contraire un style, non classable et éminemment personnel : « Roux peint en toute liberté. Je veux dire que non seulement il ne s’inspire pas des oeuvres traditionnelles mais qu’il n’est pas non plus source de traditions ». Vitrac met en avant la singularité de l’artiste ; il ne le rapproche pas d’une quelconque influence et encore moins du mouvement surréaliste (dont il a lui-même éte exclu) si bien qu’en lisant les propos du poète, on a parfois l’impression que Gaston-Louis Roux est en dehors de l’Histoire de l’Art : « son œuvre reste intacte, éternellement présente en toutes les relativités du passé et du futur ».

Enfin, l’écrivain insiste sur la liberté dont le peintre fait part. Selon lui, Gaston-Louis Roux laisse libre cours à son tempérament laissant entrevoir des hésitations, des peurs, de l’humour aussi. Les sujets également sont différents de ceux proposés habituellement, ils paraissent actuels, « ils sont de ce présent approximatif qui les rend plus actuels que le présent absolu ». Dans l’article consacré à Gaston-Louis Roux dans le numéro 7 de Documents, Vitrac explicite ce qui fait la différence entre les sujets traités par Roux et ceux qu’il juge plus conventionnels, il prend pour exemple L’arracheur de dents qui « constitue dans l’évolution de Roux et dans la signification générale de la peinture un événement capital. A toute une tradition de végétaux, d’entrailles, de cratères et de lèpres, à la pharmacie, à l’insane immobilité des germes et des empreintes, Roux oppose des automates monstrueux à l’invisible machinerie, prêts à fonctionner, vêtus d’acier, de rubans et de haillons et les présente à la Lumière moderne, nets, précis et sans bavure ».

La seconde caractéristique, sur laquelle Vitrac insiste particulièrement et qui rapproche l’homme de théâtre de l’artiste, est le recours constant à l’humour.

Si Vitrac excelle dans le commentaires des oeuvres de Roux c’est probablement parce qu’il reconnaît en elles sa propre appréhension du monde. Comme le souligne à juste titre Gladys Fabre, « les illustrations cocasses du peintre conviennent parfaitement à ce théâtre de l’humour et de la cruauté ». Vitrac décide d’appeler son théâtre Alfred Jarry en référence à cet écrivain. Alfred Jarry, auteur du personnage d’Ubu, (1873-1907) entretenait un rapport étonnant avec sa création puisqu’il identifiait son apparence et son langage avec ceux du Père Ubu. Cette consécration rendue à cet auteur atypique est un hommage à l’humour cocasse et corrosif employé par Jarry, ce même humour que Vitrac retrouve dans les tableaux de Roux : « Roux a franchi le marécage et piétiné de sa godasse à boutons les tartines de la peinture. Grâce à lui l’humour le plus authentique, celui de Swift, de Strern, de Jarry se prépare à entrer dans la carrière et tous les saints de l’Almanach du Père Ubu ( Saint Etronge, Saintes Limace, sainte Morale, saint Pistolet, saint Gros, saint Amour, sainte Farce, saint Injurieux, sainte Plume, etc) commandent déjà leur tableau vivant à Gaston-Louis Roux. ». A l’instar de Max Ernst ou Dora Maar , Gaston-Louis Roux ne représentera pas directement Ubu. C’est l’esprit des pièces de Jarry qui transparaît dans la peinture de Gaston-Louis Roux ; on peut dire que le personnage d’Ubu trouve des compagnons dans les toiles de l’artiste.

L’humour apparaît au travers des personnages dont les postures caricaturales prêtent à sourire. C’est le cas du Tragédien, dressé comme un piquet prêt à déclamer, du personnage de L’Arracheur de dent tordu de douleur ou encore des Amoureux qui semblent se dévorer. Cet effet burlesque est soutenu par une composition rigoureuse : Les Amoureux sont enchevêtrés et l’on ne distingue plus le corps de l’un de celui de l’autre si bien que la fusion amoureuse métaphorique prend ici une dimension matérielle. Les attributs dont les personnages sont affublés (l’Odalisque qui tient un ouvre-boîte et porte une pièce mécanique en guise de collier) sont également cocasses car ils ne sont pas à leur place. Ce décalage, entre le sujet donné, la manière dont il est représenté, les attributs qui lui sont conférés, apporte à l’ensemble de la composition un effet burlesque ou tragi-comique. Le même procédé, souvent employé par les surréalistes, aboutit à un effet incongru voire absurde assez proche des effets proposés par Vitrac dans certaines pièces de théâtre . Ainsi, sans entrer dans l’écriture de la pièce et les effets de style, mais en nous mettant à la place d’un spectateur, on constate que Victor sensé représenter un enfant a en réalité une taille et une allure d’adulte, de la même manière que Le Loup-garou de Gaston-Louis Roux apparaît, non pas comme un loup ou un homme, mais comme une sorte de « canard » selon l’expression de Vitrac.

Une autre caractéristique commune entre les pièces de Vitrac et les tableaux de Gaston-Louis Roux est un goût pour l’irrévérence.

Selon moi, le théâtre de Vitrac est un hymne à l’impertinence, qui ne va pas sans utiliser une certaine truculence et des moyens parfois grossiers . Gaston-Louis Roux n’utilise pas les mêmes procédés que le dramaturge pourtant, certaines œuvres de l’artiste possèdent également un côté insolent, probablement en lien avec leur aspect humoristique, sur lequel nous nous sommes déjà interrogé. Les personnages comme Le Tragédien, lui-même d’une allure quasi-insolente, Le Loup-garou avec son bec et sa crête, peuvent être compris comme autant de provocations loufoques. Il en va de même pour les objets détournés (ouvre-boîte , coquille ) qui amènent à un non-sens et donc à une incompréhension du tableau, à l’image des pièces de Vitrac. Bref, c’est le style de Roux qui par son hermétisme et sa bouffonnerie peut être compris, par un public non averti, comme une impertinence.

Une nouvelle similitude existe entre les œuvres de Vitrac et celles de Roux : il s’agit du détournement de textes pour l’un et de sujets « consacrés » pour l’autre.

En effet, en 1928, dans le manifeste du théâtre Alfred Jarry, est proclamé : « le théâtre Alfred Jarry a été créé pour se servir du théâtre et non le servir. Les écrivains qui se sont réunis dans ce but n’ont aucun respect des auteurs, ni des textes, et ils ne prétendent à aucun prix, ni à aucun titre s’y conformer. » Ainsi, le théâtre Alfred Jarry joua un acte du « Partage de midi », sans autorisation de Paul Claudel, en détourant si fortement la mise en scène que dans le brouhaha régnant dans la salle, seul Breton reconnut la pièce et dévoila publiquement son auteur. Ce détournement que beaucoup ont compris comme un irrespect total envers la propriété intellectuelle et envers l’art poétique et théâtral, que l’on présentait comme une vaste bouffonnerie, était bien sûr souhaité par Vitrac.

D’une autre manière, Gaston-Louis Roux détourne également des thèmes qui, s’ils ne sont la propriété intellectuelle de personne, ont été interprétés par certains artistes ou groupes d’artistes. Ces interprétations picturales ont laissé une telle empreinte dans l’Histoire de l’Art que lorsqu’un artiste s’approprie à nouveau ces sujets, il est pleinement conscient du poids historique qui pèsera sur l’interprétation qu’il en fera. Ainsi, nous l’avons déjà remarqué, Gaston-Louis Roux propose des adaptations modernes de scènes mythologiques grecques et romaines. C’est le cas respectivement du thème de La Chute d’Icare ou de l’Enlèvement des Sabines. Prenons l’exemple de l’Enlèvement des sabines. Ce sujet, particulièrement prisé par les peintres néoclassiques pour son aspect historique et pathétique, avait été représenté par David en 1799 . Il est évident que Gaston-Louis Roux a conscience du passé artistique du sujet auquel il s’attaque et dont il va proposer une interprétation moderne qui peut dérouter et paraître provocante. Cependant, à l’inverse de Marcel Duchamp et Dali qui s’attaquèrent à La Joconde, les actions de Gaston-Louis Roux restent discrètes ; il utilise certains thèmes dont il ne peut écarter le passif mais il ne détourne pas les créations artistiques d’autres artistes, comme le fait Vitrac.

De la même manière, Gaston-Louis Roux s’intéresse aux représentations de scènes bibliques comme nous le montre son interprétation du Sacrifice d’Abraham et plus tardivement, d’Adam et Eve, de La Faute d’Adam ou encore de La Reine de Saba . Cet intérêt pour les thèmes religieux n’est pas commun dans l’Histoire de l’Art contemporain, cependant, le peintre a été formé par Maurice Denis et Paul Sérusier qui se sont orientés à la fin de leur carrière vers un art empreint de religiosité. De plus, les sujets choisis par l’artiste appartiennent certes à l’histoire religieuse, mais possèdent une dimension particulière. En effet, Gaston-Louis Roux ne représente pas une crucifixion ou un miracle mais il s’intéresse à la scène du péché originel (La Faute d’Adam, à une demande controversée et cruelle et à un personnage oriental énigmatique et subjuguant . Donc, un choix iconographique très original et significatif, que le peintre ne représente pas de façon classique mais avec son style, éminemment moderne. Il est évident que la promiscuité de tels sujets avec le style Gaston-Louis Roux ne pouvait que dérouter, voire choquer la société bourgeoise à laquelle Vitrac fait allusion.

Enfin, dans les commentaires qu’il a pu faire, Vitrac semble voir dans certains tableaux de Gaston-Louis Roux une dénonciation des valeurs établies par la société bourgeoise : « Roux rend compte du démesuré en jetant ses paysans, ses criminels, son loup-garou, avec leurs outils et leurs armes, avec leurs gestes neufs, dans le monde pourrissant des derniers enchanteurs bourgeois. » La critique de la société bourgeoise est omniprésente dans les pièces de Vitrac. Ainsi la pièce tragi-comique Victor ou les enfants au pouvoir se déroule dans ce milieu. Cela permet à l’auteur de dévaloriser la société bourgeoise qu’il abhorre en la représentant par un mélange hypocritement caché d’adultère, d’inceste, de mensonge, de folie de honte etc. Selon Vitrac, Roux critique les valeurs établies par la bourgeoisie en s’attaquant à l’Art. Au lieu d’un style conventionnel, Roux propose une peinture humoristique, parfois hermétique alliée à des sujets qui n’ont aucune reconnaissance, « Roux relève la défroque : l’Epouvantail ne fait pas de mal dans le tableau. ».

Cependant, il me semble que, si Roux partage les opinions de Vitrac en ce qui concerne les valeurs bourgeoises, il n’a jamais utilisé sa peinture comme une arme. Les sujets qu’il traite ne visent jamais directement les bourgeois. Il est possible de voir dans certaines compositions, comme Les coquettes ou La dame au face-à-main, une critique de l’importance de l’apparence. Cependant, l’apparence n’est nullement une valeur propre à la bourgeoisie et prêter à Gaston-Louis Roux de telles intentions, ne contempler sa peinture qu’à travers ce prisme me semble être réducteur, voire trompeur. Comme l’a souligné Vitrac, « Roux peint en toute liberté » ; l’art qu’il propose n’est pas utilisé pour dénoncer la société bourgeoise.

 

Etude d’une œuvre de Gaston-Louis Roux par Roger Vitrac



 

Lorsqu’on étudie les titres des tableaux réalisés par Roux, on s’aperçoit qu’ils font référence à un personnage, comme si l’artiste nous proposait une galerie de portraits ou une présentation d’acteurs : Le Loup-garou, La bergère, La dame au face-à-main, L’arracheur de dents...Cette dernière œuvre (huile sur toile de 162cm sur 114cm) fut commentée par Vitrac dans le numéro 7 de Documents en 1929 :

« C’est d’abord en forme de rein ou de haricot la tête monoculaire du dentiste où brille un second œil, la dent extraite (voir la reproduction, et me suivre autant que possible) au bout d’une pince perfectionnée par le parallélipipède(sic) de la main qu’un bras vert et coudé comme le cierge du ricanement intérieur attache définitivement à l’omoplate vibrant encore de la pesée et du cri de la dame. Ensuite c’est la dame dont la chevelure ondule propageant le même cri, suggéré par la bouche ouverte, hurlement qui vous prend sans effort la forme d‘un collier d’or jaune et vertigineusement, sans souci de confondre le bras du fauteuil et son propre bras, atteint une petite main crispée où s’enroule comme une corde de violon une cravate bleu Angélico. Et enfin, ce sont toutes ces dents qui vous font, madame, une belle poitrine et de jolies jambes sur un fond de faucheuse mécanique et sur un piédestal d’acier chromé. Le tout d’un merveilleux effet grâce à l’utilisation savante de la perspective et de la couleur qu’on dirait du dentiste qu’il va franchir la toile et de la femme qu’elle va tomber derrière. »

Ce commentaire, volontairement enjoué et cocasse, mêlant allègrement description et interprétation, nous montre quels sont, selon Vitrac, les points forts du style de Roux. Le dramaturge commence par s’intéresser à la forme qui, nous avons déjà pu le constater, occupe une place prépondérante dans les compositions de Roux. Il fait la différence entre les formes organiques rondes et pleines du personnage au premier plan (c’est probablement pourquoi ce personnage lui semble être de sexe féminin), et celles angulaires, plus violentes évoquant le monde mécanique.

La compréhension du tableau se fait par la rencontre de plusieurs éléments : tout d’abord cette dent exhibée comme un trophée, puis l’expression de la douleur passant par le cri qui, comme le souligne Vitrac, est suggéré par cette bouche ouverte, enfin les couleurs alliées aux formes, qui provoquent un antagonisme entre le clair et le sombre, la rondeur et le piquant, celle qui souffre et celui qui fait souffrir, le bien et le mal. Comme nous venons de le remarquer, se sont des éléments simples, « nets précis et sans bavure » qui confèrent à l’oeuvre sa signification sans les artifices littéraires utilisés par les surréalistes restés dans le mouvement .

Outre l’aspect très théâtral de la composition, Vitrac a pu apprécier le côté enfantin de l’œuvre de Roux. L’auteur déclare dans Cahiers d’art de 1931 que les sujets des tableaux de l’artiste « baignent dans le proche souvenir, aux lisières de l’adolescence et de l’enfance […] » En effet, il se dégage des oeuvres de Roux une naïveté propre au monde de l’enfance mais aussi une sorte d’impertinence, dérivant de la façon particulière qu’ont les enfants de dire la vérité en toute innocence. Cette impression est probablement conférée par les thèmes évoqués (le peur du dentiste ou le mythe du loup-garou font référence à des peurs enfantines) ainsi que la façon de les représenter (une simplicité des formes, souvent biomorphique, de grands aplats aux couleurs pastelles ou plus acidulées). Les Amoureux en sont particulièrement caractéristiques : l’amour, thème tabou par excellence chez les enfants, est ici dévoilé de façon caricaturale par un enchevêtrement des lignes et, par la même des corps, symbolisant la fusion de deux êtres.

Pour L’arracheur de dents, l’artiste procède de façon aussi simple, presque naïve : un personnage qui souffre représenté en blanc, un méchant tapi dans l’ombre, dont on ne devine qu’une partie du corps, sombre et aux lignes en dents de scie. C’est cette vision manichéenne, propre à l’enfance, que Victor, le jeune héros omniscient de la pièce de Vitrac, est en train de perdre souillé par le monde des adultes. Les tableaux de Roux et les pièces de Vitrac seraient alors « le cri de l’enfant que nous avons tué en nous, qui n’a pu s’emparer de la connaissance du monde adulte sans y trouver la honte. »

Ce rapport à l’enfance, Gaston-Louis Roux l’entretiendra longtemps utilisant dans certains dessins une technique qui montre indubitablement un rapprochement volontaire de la façon de dessiner d’un enfant. C’est ainsi le cas d’un dessin de 1941 issu d’un carnet de croquis représentant un homme et une femme devant un paysage. Bien sûr il est particulièrement difficile pour un adulte de dessiner comme un enfant et ce n’était probablement pas le but final de Gaston-Louis Roux. Toutefois, ce dernier devait être sensible à la naïveté et la simplicité de l’écriture picturale de l’enfance. C’est probablement ce sentiment de proximité avec l’art des enfants qui a fait que certains historiens de l’art ont rapproché Gaston-Louis Roux des artistes de l’Art Brut.

(source : « Gaston-Louis Roux, de Marie Perrier, Université Michel de Montaigne, Bordeaux III- Année 2003/2004 - Maîtrise d’Histoire de l’Art Contemporain - Sous la direction de M. Dominique Jarrassé »)